Le sombre et tragique destin de Jenufa magiquement illustré au Royal Opera House, Asmik Grigorian et Karita Mattila sublimes.

Jenůfa 



Opéra en trois actes de Leoš Janácek (dans sa version originale de Brno, éditée par Sir Charles Mackerras et Dr. John Tyrrell)

Livret du compositeur d'après un récit de Gabriela Preissová

 

Direction musicale : Henrik Nánási

Mise en scène : Claus Guth

Jenufa : Asmik Grigorian

Kostelnicka Buryjovka : Karita Mattila

Laca Klemen : Nicky Spence

Števa Buryja : Saimir Pirgu

La grand-mère Buryjovka : Elena Zilio

 

Chœurs et Orchestre du Royal Opera House


Jenufa est un opéra puissant sur le plan musical et bouleversant sur le plan dramatique. Le style de Leoš Janácek est séduisant et orchestralement très riche sans être particulièrement difficile d'abord. Contemporain des nombreux brillants compositeurs post-romantiques, et post-wagnériens, il s'en distingue par un écriture tout à la fois plus classique, qui rappelle plutot les Russes du XIXème siècle, notamment par les multiples apports du folklore, et résolument moderne dans les moments où l'orchestre semble littéralement "exploser" entre les différents corps d'instrument. Le chant est également très varié, laissant entendre de très belles mélodies, et des moments héroïques brutaux et presque sauvages. Mais surtout le langage du livret écrit par Janácek lui-même est un modèle du genre par son naturel et son réalisme. Il démontre que des mots simples de tous les jours peuvent parfaitement se concevoir à l'opéra, sans pour autant adopter le style du sprechgesang (on chante vraiment dans Janacek) mais tout en gardant le réalisme de personnages issus du peuple. Les insertions de chants et danses folkloriques viennent aussi naturellement dans les scènes de fêtes villageoises, de noces etc...

Jenufa est son premier opéra célèbre. Suivront notamment : Katia Kabanova, La petite renarde rusée, l'affaire Makropoulos et De la maisons des morts, autant d'oeuvres, écrites entre 1894 et 1928, qui sont de véritables chef-d'oeuvre à découvrir et redécouvrir si ce n'est encore fait. L'OnP a récemment repris le fascinant "De la maison des morts" mis en scène par Chéreau et nous avait proposé un magnifique "Affaire Makropoulos" mis en scène par Warlikowski, il y a quelques années. J'ai également vu à Londres, au ROH, un impressionnant "Katia Kabanova", l'opéra qui ressemble le plus à ce « Jenufa ». Quant à la « Petite renarde rusée », elle sera très prochainement à l'affiche du Théâtre des Champs Elysées.

Jenufa ménage des rôles contrastés et passionnants aux deux protagonistes qui tournent autour de l'héroïne, Steva et Laca, tous deux ténors, mais c'est un opéra de femmes. De deux femmes. Toute l'oeuvre tourne autour de la jeune Jenufa, intelligente cultivée dans un milieu de rustres souvent avinés et peu respectueux, enceinte avant mariage de Steva, qui met au monde l'enfant en secret, après que Laca, amoureux d'elle, l'ait défigurée d'un coup de couteau. Steva refuse alors de l'épouser malgré l'enfant et Laca ne le fera que s'il n'y a pas d'enfant.

C'est cet engrenage où l'honneur des femmes innocentes dépend brutalement des décisions des hommes responsables de leur malheur, qui conduira le deuxième personnage féminin, la belle-mère de Jenufa à sacrifier l'enfant pour rendre son mariage possible.

Et c'est cette formidable rencontre entre la jeune femme et la femme mûre, soudées par le même destin tragique, qui fait la richesse émotionnelle de cette oeuvre très forte et formidablement authentique dans sa description des haines, des désirs, de la condition humaine.

La mise en scène de Claus Guth renoue avec ses meilleures traditions (Lohengrin, Fidelio) en illustrant très simplement sur un plateau très nu, le déroulement de l'histoire, installant sur la scène les accessoires nécessaires. A l'acte 2, les deux femmes et l'enfant sont "enfermées" dans une "cabane" aux murs grillagés, à l'acte 3 seule une table symbolise les noces. Mais Guth utilise les costumes, noirs et tristes pour Jenufa et sa belle-mère, égayés de nombreuses touches des motifs du folklore tchèque pour les autres femmes et notamment pour les figurantes des danses, sombre également pour le sombre et autoritaire Steva, plus clair pour le passionné Laca.



Et de multiples détails comme le sol couvert de fleurs à l'acte 3, des éclairages qui semblent sublimes en retransmission, font de cette représentation, une très belle pièce passionnante à regarder. Quant à la direction d'acteurs elle est tout simplement parfaite, à tel point qu'en retransmission, on a l'impression de regarder un film et on est très admirateurs de l'alchimie qui a permis à des chanteurs de donner autant d'épaisseur à leurs personnages, en direct sous l'oeil des spectateurs et de la caméra, sans les reprises qui sont le lot du vrai cinéma.

La direction de Henrik Nánási oscille entre le parfait (fin de l'acte 2, acte 3) et le plus discutable (ouverture, acte 1). En effet, à plusieurs reprises on note de légers décalages et si l'équilibre plateau/fosse, ne pose jamais de problème en retransmission, il apparait malgré tout de temps en temps, des montées en puissance de l'orchestre excessives dont on suppose qu'elles ont pu couvrir les voix les moins amples, notamment celle de Karita Mattila, qui apparait parfois au bout de ses moyens....

On passe sur ces imperfections, du fait de la splendeur de l'ensemble. L'histoire nous prend aux tripes et là, il faut vraiment saluer l'engagement vocale et scénique de tous les protagonistes. A commencer par la Jenufa d'Asmik Grigorian, qui magnifie tout ce qu'elle touche depuis quelques temps déjà. Petit visage étroit et fermé, elle lutte pour résister aux vagues successives qui l'emporte vers son destin tragique. Sa tristesse, ses inquiétudes, sa peur, sa douleur, son amour, sa résignation puis sa colère, tout passe sur ses expressions, son chant est tout à la fois retenu et ample, le timbre est très agréablement égal sur toute la tessiture, les aigus ne sont jamais forcés, bref on est devant l'idéal, comme le furent récemment ses Senta et ses Salomé. Quelle artiste complète et fascinante. Elle trouve une partenaire à sa mesure avec Karita Mattila, même si cette dernière, on l'a dit, accuse parfois l'usure de sa voix, notamment à l'acte 3 dans son splendide aveu-plaidoyer sur son infanticide, mais elle reste si authentique, si tragédienne dans l'âme, qu'on est scotché par sa performance.

Les deux ténors ne sont pas du tout en reste, nous offrant un contraste saisissant, y compris physique, l'un est très blond, l'autre est très brun et jouant eux aussi parfaitement bien leurs rôles. Saimir Pirgu, bien dirigé, trouve un rôle à sa mesure qui, à mon avis, lui convient bien mieux que Verdi ou Gounod, tant il peut se servir de sa belle voix sonore au timbre puissant, dans une partition assez "brute" (à l'image de son personnage) qu'il domine parfaitement. 

A l'opposé du ténor dramatique de Saimir Pirgu, Nicky Spence est le ténor léger (des fois un peu trop ?), il s'en sort lui aussi très bien, fait totalement croire à son personnage et le rend émouvant et juste.

Et l'on est ému de voir (encore une fois !) Elena Zilio sur la scène, en grand-mère, parfaite dans ce rôle assez court. Soulignons que les nombreux rôles secondaires sont très bien tenus par toutes et tous, tout comme les choeurs.

Profitez-en, la superbe retransmission est encore disponible !

 

Retransmission depuis le Royal Opera House, séance du 9 octobre, disponible jusqu’au 9 novembre

https://stream.roh.org.uk/free-titles/videos/jenufa

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