La Khovanchtchina, monumentale fresque de Moussorgski, très belle réalisation de l'Opéra Bastille, à voir sans attendre !
La Khovanchtchina
Modeste Moussorgski
1880
Orchestration de Dmitri Chostakovitch pour la version donnée à l’Opéra de Paris.
Direction musicale : Hartmut Haenchen
Mise en scène : Andrei Șerban
Décors, Costumes : Richard Hudson
Lumières : Yves Bernard
Chorégraphie : Laurence Fanon
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu
Prince Ivan Khovanski : Dimitry Ivashchenko
Prince Andrei Khovanski :Sergei Skorokhodov
Prince Vassili Golitsine : John Daszak
Chakloviti : Evgeny Nikitin
Dosifei : Dmitry Belosseslkiy
Marfa : Anita Rachvelishvili
Susanna : Carole Wilson
Le Clerc : Gerhard Siegel
Emma : Olga Busuioc (Anush Hovhannisyan le 26)
Varsonofiev : Wojtek Smilek
Kouzka : Vasily Efimov
Strechniev : Tomasz Kumiega
Premier Strelets : Volodymyr Tyshkov
Deuxième Strelets : Alexander Milev
Un confident de Golitsine : Fernando Velasquez
Retour sur la Première du 26 janvier
D'abord il y a l'oeuvre. Impressionante, foisonnante, passionnante qu'il faut replacer dans son contexte.
Moussorgski, membre éminent du groupe des Cinq, avait à coeur de défendre le mouvement nationaliste slavophile russe d'alors, avec ses côtés anti-occidentaux en défense de l'âme russe authentique et ses côtés romantiques qui prônaient la rupture avec tout académisme musical pour retrouver les chants, danses, et expressions populaires si nombreuses, si variées, si riches dans son pays. L'une des maximes du groupe dit clairement : "Les formes de la musique lyrique ne sont nullement déterminées par les moules traditionnels de la routine : elles doivent naître librement, spontanément, de la situation dramatique et des exigences particulières du texte."
Et c'est plus général : l'ensemble du XIXème siècle est marqué par une véritable explosion culturelle russe, littéraire, théâtrale, poétique, musicale, qui porte haut le flambeau de sa propre Histoire.
Moussorgski, passionné par ce mouvement et fortement influencé par son mentor le critique d'art Vladimir Stassov, nourrit le projet de composer trois oeuvres qui formeront un triptyque illustrant avec tous les détails authentiques nécessaires, trois importantes périodes de l'histoire russe où le peuple jour le rôle central et où seraient exposés ses rapports avec les pouvoirs et les influences de l'époque, le rôle des tsars, des seigneurs, de la religion. La première est celle du tsar Boris Godounov (et de sa mort), la deuxième celle de la révolte fomentée par les Khovansky et leurs Streltsy, lors des débuts du règne du tsar Pierre le Grand (alors qu’il partage le trône avec son frère Ivan), rébellion dont le ressort est la lutte contre l'occidentalisation de la Russie. La troisième œuvre du tryptique aurait dû être centrée sur la révolte de Pougatchev sous Catherine II que Pouchkine évoque dans le cadre de son roman "La fille du capitaine". Hélas, alcoolisme, pauvreté, précarité, maladie, font que Moussorgski meurt avant d'avoir commencé l'orchestration de la "Khovanchtchina" et sa troisième oeuvre ne verra jamais le jour.
"Drame populaire", pour reprendre le terme avec lequel Moussorgski lui même qualifiait son oeuvre, en forme de vaste fresque où se succèdent des tableaux d'une richesse musicale impressionnante, Moussorgki réalise là une sorte de chef d'oeuvre où s'entremêlent la puissance de l'Histoire, le souffle des peuples et la petite histoire des hommes (et des femmes).
Pierre le Grand qu'on ne voit jamais, vient d'entrer en scène et on sait le rôle qu'il jouera dans l'évolution de la Russie. La révolte des Khovansky que Pierre le Grand avait affublé du terme méprisant de "Khovanchtchinerie" (Khovanchtchina) a réellement existé mais Moussorgski, tout en respectant le déroulé, donne à ses personnages une épaisseur phénoménale, faisant d'Ivan le père, un impitoyable et autoritaire seigneur, incapable de voir le monde évoluer et qui finira assassiné, et d'Andrei le fils, un être pleutre, veule, violeur, qui n'échappera au tsar qu'en s'enfuyant, caché par celle qui l'aime, la merveilleuse Marfa, le personnage le plus fort de cette assemblée très masculine. Il décrit également le prince Golotsine, aristocrate hésitant entre les anciens et les modernes et qui finira exilé sans gloire pour n'avoir pas su choisir et enfin le chef spirituel des Vieux-Croyants, Dosifei, tenant de l'ancienne religion chrétienne, qui conduira ses adeptes à la mort par suicide collectif, seul moyen d'obtenir ici bas la rédemption face à la défaite. L'acte 2 qui voit ces trois là s'affronter sur le sens de leur combat, sauver la sainte Russie, montre la complexité des discussions d'alors, sans chercher une simplification démagogique. Le peuple, héros de l'histoire, suivra les uns et/ou les autres, pour se frayer un chemin entre les diverses influences et les pouvoirs qui s'affrontent, passant de chants liturgiques authentiques à des chansons folkloriques de toute beauté. Curieusement, si les thèmes sont ceux des soubresauts sociaux, économiques et culturels de la Russie encore très arriérée à la fin du 17ème siècle, ils ont leur part de modernité et d'actualité et puisent leur force évocatrice dans l’universalité des contradictions sociales et politiques analysées.
Andrei Serban a parfaitement compris les profondeurs de cette œuvre, le style et les ambitions de Moussorgski qui avait passé des jours et des nuits à préparer cette Khovanchtchina en réunissant des documents d'époque, écrits, musique, traditions, pensées, pour ne commettre aucun anachronisme dans sa restitution. Sa mise en scène est, elle aussi, formée de splendides tableaux correspondant à chaque scène, les costumes sont fidèles à l'époque tout comme les gestes des protagonistes, leur façon de se tenir et d'agir, parfois presque figée dans l'instant décris. L'esthétique de l'ensemble est irréprochable, peut-être un peu trop si l'on considère à quel point la Russie d'alors était sans doute assez éloignée de cette imagerie iconique, mais l'ensemble est fort et convainquant et l'on sent que le metteur en scène, qui avouait que lorsqu'Hugues Gall (alors directeur de l’Opéra de Paris) lui avait proposé cette œuvre en 2000, il la connaissait mal, s'en est emparé avec passion. Il explique d'ailleurs que les chanteurs russes qu'il a alors dirigés, lui avait fait part de leur passion pour cet opéra, qu'ils plaçaient avant Boris Godounov et bien avant les oeuvres de Tchaikovski par exemple...
La reprise de ce monumental opéra, dans cette mise en scène, 20 ans après sa création en 2001 à l'Opéra Bastille, est donc un événement et l'on peut regretter que celui-ci n'ait pas été suffisamment valorisé pour que les salles soient remplies dès la Première. On peut espérer en tous cas que le bouche à oreille fera son travail car manquer un tel chef d'oeuvre serait vraiment dommage !
La direction d'Hartmut Haenchen est à la hauteur de l'enjeu d'ailleurs, et dès l'ouverture, on sent l'adéquation du chef à l'oeuvre monumentale qu'il dirige, orchestre, choeurs et solistes sont d'excellent niveau et chacun a un rôle fondamental à jouer pour faire vivre cette immense fresque sans temps mort.
Outre une excellente performance de l'orchestre (très sollicité notamment les cuivres) et des choeurs omniprésents (avec un petit "plus" pour les choeurs d'hommes), il faut souligner les belles prestations des figurants, danseurs et acrobates sur scène notamment les danseuses persannes et l'ensemble de l'organisation scénique assez remarquable avec ses foules dont les mouvements sont parfaitement organisés. Une réussite visuelle impressionnante. Citons, outre les danses persanes, les querelles entre les Streltsy et leurs femmes, les streltsy amenant chacun leur billot tandis que les troupes du tsar pénètrent sur la scène les uns avec des trompettes, les autres avec de grandes haches d'exécution, la foule massée devant le mur du Kremlin exigeant qu'on lui lise les inscriptions qui le recouvre et bien d'autres encore, tout ceci dénote une très belle maitrise du plateau scénique immense de Bastille particulièrement bien exploité.
Mais le plateau vocal est à la hauteur et l'on peut dire sans hésiter que l'on a là, comme rarement, des artistes lyriques dont les voix superbes sont totalement adaptées à l'acoustique difficile de Bastille. Ils emplissent le volume immense de la salle, sans jamais forcer la voix, avec un naturel confondant sans se priver d'exprimer les nuances nécessaires.
Le plus beau personnage, la lumineuse et pure Marfa, est incarnée par la merveilleuse Anita Rachvelishvili qu'on revoit toujours avec plaisir à Bastille et qui tient là un rôle de composition très envoûtant. De sa défense héroïque de la pauvre Emma menacée par Andrei lors de l'acte 1, à la mise à feu du bûcher du suicide collectif lors du final tragique, elle campe un personnage intelligent, complexe, dont le chant impeccable et expressif, fascine par sa pureté, sa puissance, sa beauté, le timbre a gagné en maturité sans que la voix ne perde la moindre souplesse et l'on admire du très grand art bouleversant à plusieurs reprises et à plus d'un titre. Et cette voix de poitrine dans les graves reste magistrale et maitrisée tout comme les aigus qui peuvent immédiatement suivre sans rupture de la ligne musicale.
Le Prince Ivan de Dimitry Ivashchenko et le Dosifei de Dmitry Belosseslkiy, deux puissantes basses russes aux graves profonds, sont les deux piliers vocaux autour desquels tournent les autres artistes. Ils remplissent parfaitement leurs rôles, valeurs de l’ancien temps qui sont amenés à disparaitre, le premier avec ses « mousquetaires » (les fameux Streltsy) dépassés et vaincus, le second avec ses fidèles d’une religion anéantie. Très belles prestations là aussi, très impressionnantes de justesse, dictions impeccables.
Côté ténor, j’ai trouvé le Prince Vassili Golitsine de John Daszak très impressionnant et très entreprenant, belle ligne de chant et audace des longues notes tenues, j’ai été moins séduite par le Andrei de Sergei Skorokhodov, excellent acteur mais qui parfois a quelques aigus tendus où la voix tient moins bien. Investissement remarquable pour les deux cependant.
J’ai adoré le clerc de Gerhard Siegel notamment dans son affrontement avec un Evgeny Nikitin (Chakloviti) toujours à son affaire quand il s’agit de jouer les méchants (les traitres) mais dont le volume était un peu moins sonore que celui de son compère et la très belle Suzanna de Carole Wilson, qui nous offre un magnifique duo avec Marfa à l’acte 3.
Ma seule réserve concernera l’Emma de Anush Hovhannisyan (qui remplaçait Olga Busuioc) et dont la voix semblait contamment forcée et un peu légère naturellement pour affronter son rôle.
Excellents seconds rôles (en particulier le Kouska de Vasily Efimov, tout à fait remarquable).
L’ensemble est très impressionnant et a remporté un franc succès dans la salle lors de cette Première. Ne pas hésiter ! L’œuvre est envoûtante et la réalisation très réussie à Bastille, il reste des places dans toutes les catégories !
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