CD : A room of Mirrors, l'étourdissant jeu de miroirs de l'ensemble I Gemelli, avec Emiliano Gonzalez Toro et Zachary Wilder

A room of mirrors


Une chambre des miroirs

 

Emiliano Gonzalez Toro/Zachary Wilder

Ensemble I Gemelli

 

Poursuivant sa recherche passionnante autour de la musique vocale du début du XVIIème siècle (le Seicento italien), Emiliano Gonzalez Toro nous propose à présent ce fascinant miroir en duo, en géméllité devrait-on dire, avec le ténor Zachary Wilder. Après Orfeo et Soleil noir, enregistrements remarquables et multi-récompensés, nous partons à la découverte de nombreux de ces compositeurs prolifiques et passionnants.

Nous sommes à l’époque de Monteverdi, du premier opéra, des nouvelles formes musicales de l’art lyrique, période où comme le rappelle Mathilde Etienne, « une époque où toutes les formes cohabitent dans le contraste et la profusion ». Et l’on ne peut que partager son appréciation enthousiaste sur « l’extraordinaire créativité musicale de cette époque ».

Les compositeurs exercent leur art à Parme, Palerme, Turin, Rome, Florence, à la cour des Princes. Contemporains de Monteverdi, ils composent des motets, des madrigaux, des monodies, les premières sonates, avec un chromatisme très expressif, des dissonances audacieuses. Eux même instrumentistes, clavecinistes, violonistes, luthistes, ils écrivent pour de petites formations de musiciens, comme pour la ou les voix, toujours avec un respect de la montée dramatique, souvent intense, racontant de petites histoires, parfois sur un ton burlesque irrésistible. 

Emiliano Gonzalez Toro et Zachary Wilder mêlent et entremêlent leurs superbes voix dans une série de duos qui nous rappelle à quel point cette époque est celle d’une véritable révolution musicale, qui comme toutes les périodes qui voient une floraison de créations de toutes sortes, recèle de multiples trésors. Ce renouveau généralisé semble n’avoir en effet aucune limite, mêlant sans problème des genres différents, des instruments nouveaux dialoguant avec les anciens, offrant un formidable mélange entre les voix et les petites formations orchestrales qui accompagnent, soutiennent, ou expriment seules ces mélodies envoûtantes et rythmées. Et le jeu même des voix imite à son tour les instruments dans un enchevêtrement époustouflant, contrasté, étourdissant. Petits récits incisifs, cruels ou drôles, belles mélodies rêveuses ou désespérées, l’alternance emporte l’auditeur dans un tourbillon de sentiments et d’émotions.  

L’ensemble des compositeurs judicieusement choisis par I Gemelli, sont autant de témoins souvent peu connus de nos jours, de ce Seicento miraculeux qui ouvre la voix à l’ensemble des genres lyriques des siècles suivants.

Duos de ténors, voix jumelles qui se ressemblent et s’assemblent, se suivent en petites fugues subtiles, se reconnaissent puis se confondent, autant de variations du même style à l’honneur dans ce début de siècle, depuis, rappelle Mathilde Etienne, « le dialogue Orphée-Apollon » dans l’Orfeo de Monteverdi (1609), quand les voix se mélangent au point « qu’on a du mal à reconnaitre qui est le père, qui est le fils ».

C’est littéralement ennivrant, techniquement, vocalement irréprochable.

Le premier madrigal, "Damigella tutta bella" (Demoiselle toute belle) de Vincenzo Calestani, chanson d’amour, de feu, de flamme, d’espoir, est de facture simple, mais les échos en contrepoint de l’ensemble instrumental répondant aux voix, en montre déjà tout un art du dialogue.

Dans le « Dialogo della rosa » (dialogue de la rose) du sicilien Sigismondo d’India, Mopso et Tirsi se répondent avant de conclure ensemble, mais l’interprétation va bien au-delà du simple dialogue, le sens des nuances, les trilles, la douceur vocale des timbres, semble dessiner le même mouvement qui se termine superbement par un dernier couplet où les deux voix sont à l’unisson ou plus exactement observent un léger décalage avant de se rejoindre dans un exercice de virtuoses.

Suit l’entrainant « Dove ten’vai » (Où t’en vas-tu ?) de Francesco Turini où les deux ténors se suivent, se poursuivent, se rejoignent dans cesse, l’un en « continuo » de l’autre et vice versa, l’un accèlère en solo vite rejoint dans un crescendo où les voix deviennent plus intenses, plus profondes, autour du « dolcissima Speranza » répété à l’infini. Quel art…

Dialogue à nouveau, ciselé, rythmé, scandé, pour la « Viecchia innamorata » (la vieille amoureuse) de Biago Marini, un rien moqueur recherchant le rire avec son histoire de « vieille édentée » amoureuse du poète qui n’en veut pas tandis que sa belle l’ignore…changements de ton et de style pour exprimer toute la dérision qu’inspire une telle anomalie de la nature et très belles reprises instrumentales qui enchainent les interludes dans un rythme endiablé.

Le « Folia echa para mi senora » est une composition purement instrumentale de Andrea Falconieri, luthiste, compositeur à la cour de Parme puis de Mantoue. Ce délicieux morceau très entrainant qui commence par un émouvant solo de flûte, avant que l’ensemble ne se joigne dans une très belle évocation de cette « folie » rythmée et contrastée. 

Le second intermède instrumental, « Sonata quarta » du compositeur Dario Castello, violoniste et compositeur, permet d’apprécier la virtuosité de la formation d’I Gemeli dans ce qui constitue là aussi une petite révolution du Seicento, la transformation de la « canzona » polyphonique en « sonate » moderne. Le son des violons, cornet, harpe et autre théorbes est particulièrement élégant et soigné dans cette très belle interprétation.

Retour aux superbes voix des ténors (quels timbres capiteux et veloutés), avec le « Se l’aura spira » (quand souffle la brise) de Girolamo Frescobaldi, délicieux hymne à la nature et à l’harmonie.

Puis le « Mai non disciogalsi » (que jamais ne se dénoue) d’Annibale Gregori, reprend le dialogue serré, où les dernières notes du premier ténor s’achèvent en même temps que s’élance le deuxième ténor, comme une fugue, une course de relais où l’on ne sait plus qui chante et à quel moment, dans une harmonie des ensembles époustouflante. L’une des plus belles réussites de cet exeptionnel enregistrement, belles vocalises et trilles, ralentissements solennels, accélérations fiévreuses, l’ensemble des sentiments du poème d’amour sont exprimées avec talent.

Langoureux et romantique est le « Piangono al pianger mio » (à mes pleurs, pleurent) de d’India, long chant désespéré qui évoque avec lenteur et gravité, la solitude et la douleur.

Même tonalité pour son « Lange a vostro languir » (mon âme se languit de votre langueur », morceau purement instrumental, exécuté avec la virtuosité habituelle de l’ensemble. Et quoi de plus logique que d’enchainer avec son poignant « Giunto alla tomba » (Parvenu à la tombe) , tragique récit d’une agonie, où, une fois encore, virtuosité vocale et précision de l’interprétation toute en nuances, avec des accents d’émotion pure.

Les deux ténors enchainent d’ailleurs avec un morceau de même facture tragique et grave, virtuose et intense, le « Intenerite voi » (Attendrissez mes larmes ») d’Angelo Notari, encore un magnifique exemple de ce travail fascinant sur la géméllité des voix qui se répondent en miroir, en écho, tout en retenue tragique.

Et magnifique introduction du théorbe pour ce « Quella che tanto » de Bellerofonte Castaldi,

langoureux et résigné, avec son joli refrain qui permet une magnifique et ennivrante accélération « Falalala, si che viva ma semper l’amore », et toujours cette belle présence en écho du luth. 

Retour à la joie et à l’espoir avec le formidable morceau final « Folgiori Giove » (Foudroie Jupiter) de Galeazzo Sabbatini,  au rythme endiablé sur certaines phrases musicales avant de se recueillir autour de parties plus lentes et de repartir sur des jeux sur les mots, les notes, les consonnes, rapidité et virtuosité, prosodie précise, réussite époustouflante en un mot.

Nous avons là un admirable travail des deux ténors et de l’ensemble de la formation instrumentale dont il faut saluer tout à la fois la précision technique irréprochable et l’inventivité musicale et dramatique qui nous permet de vivre un moment intense au cœur des grandes heures du Seicento italien et de sa musique miraculeuse.

Du burlesque au tragique, du poème à la musique, des voix aux instruments, tout se répond en écho, s’affronte puis s’associe, dans un dialogue qui se fait multiples comme ces jeux de miroirs où il est impossible de distinguer la vérité du faux-fuyant. 

Et l’on reste étourdi un instant avant d’applaudir ce splendide nouvel enregistrement que l’on recommande chaudement ! Ils seront salle Gaveau à Paris, le 24 mars pour un concert consacré à ce répertoire qu'ils nous font redécouvrir avec talent.



I Gemelli

Violaine Cochard, orgue et clavecin

Julien Leonard & Myriam Rignol, violes

Annabelle Luis, violoncelle

Nacho Laguna, théorbe

Marie Domitille Murez, harpe

Vincent Flückiger, archiluth

Stéphanie Paulet, violon

Rodrigo Calveyra, flûtes et cornets


Un CD “Gemelli factory”

 

Titres (textes complets en trois langues dans le livret du CD). 

Damigella tutta bella (Vincenzo Calestani)

Dialogo della rosa (Sigismondo D’india)

Dove ten vai (Francesco Turini)

La vecchia innamorata (Buagio Marini)

Folia echa para mi señora (Andrea Falconieri)

Se l’aura spira (Girolamo Frescobaldi)

Sonata Quarta (Dario Castello)

Mai non disciolgasi, ciaccona (Annibale Gregori)

Piangono al pianger mio (Sigismondo D’india)

Langue al vostro languir (Sigismondo D’india)

Giunto alla tomba (Sigismondo D’india)

Intenerite voi (Angelo Notari)

Quella che tanto (Bellerofonte Castaldi)

Folgori Giove (Gaelazzo Sabbatini)



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