Jonas Kaufmann incarne "son" Peter Grimes, révolté, brisé, pourchassé, bouleversant. Magnifique distribution pour le chef d'oeuvre de Britten à l'Opéra de Vienne

Peter Grimes



Dernière représentation du 8 février 2022, Staatsoper de Vienne.

Peter Grimes est un pêcheur, sobre, sombre, un peu frustre, un ermite de la mer qui voudrait bien vivre une vie normale de pêcheur dans un petit bourg battu par les vents et les embruns, qui vit au rythme des tempêtes. Le héros de l’œuvre de Benjamin Britten et Montagu Slater est ambigu, une sorte d’anti-héros issu du peuple, rude à la tâche, brutal avec ses apprentis, mais qui aurait aussi ses rêves, ses désirs d’ascension sociale, l’envie d’épouser Ellen, de ressembler au marin modèle Balstrode, de s’éloigner le plus possible de tout ce que le bourg a de vulgaire. Il gueule, il tempête, il frappe, et puis l’instant d’après, il rêve en poète, exprime d’étranges visions où il frôle la folie, passe pour un fou, comportement qui l’isole et le marginalise. Mis au ban de la société par la foule houleuse qui le menace, de scène en scène, sa solitude fatale va le conduire à la mort, la disparition volontaire et inéluctable dans l’eau froide, sombre et désespérée qui l’engloutit. C'est le récit d'une chute annoncée, d'un échec dramatique, de destins brisés. 

Peter Grimes, Peter Grimes, Peter Grimes….

Ce portrait saisissant d’un personnage complexe malgré les apparences, est au centre d’une histoire qui se déroule en plusieurs tableaux successifs, qui mènent tous au dénouement fatal. Malgré l’amour d’Ellen Orford, malgré l’aide de son ami Balstrode, Peter Grimes ne peut se dépêtrer du filet géant qui l’emprisonne, sa violence, son émotivité, ses pensées obsessionnelles, son incapacité à dominer ses pulsions, ses désirs, forment un enchevêtrement fatal.

Quant l’œuvre a été créée en 1945 à Londres, la guerre vient de s’achever et la représentation fit un véritable triomphe. Britten était enfin rentré chez lui en Grande Bretagne et chacun, ce soir-là, eut conscience d’avoir assisté à un véritable chef d’œuvre tant musical que dramatique. Orchestralement magistral sur un texte complexe aux accents poétiques et dramatiques très marqués, Peter Grimes est un opéra fort, le plus violent qu’ait composé Britten, assez éloigné de l’écriture musicale de Mort à Venise ou du Tour d’écrou et qui évoque d’abord le Wozzeck d’Alban Berg mais aussi Chostakovitch ou Prokofiev et d’une manière générale l’écriture musicale complexe et sonore du post-wagnérisme avec une touche britannique unique et fascinante de nouveauté. Si Britten n’entre pas dans l’univers de l’atonalité de Berg ou Schonberg, il propose cependant une écriture musicale originale et contrastée.

Benjamin Britten voulait notamment redonner des couleurs à l’opéra anglais, rare depuis Purcell, genre dominé au 19ème siècle et même dans la première moitié du 20ème par les Italiens, les Français et les allemands.

On peut dire sans hésiter qu’avec cette œuvre, il a réussi. 

Musicalement d’abord puisqu’outre un prologue qui annonce les thèmes des personnages et dont les airs et les styles différents reviendront tout au long de l’œuvre, Britten nous propose également 6 interludes purement orchestraux qui ouvrent chacun des tableaux successifs et sont des morceau à part entière, d’une beauté stupéfiante, et qui évoquent  la nature, la mer, la houle, le balancement des bateaux, les marées qui ponctuent la journée sous l’influence de la lune, le vent et les tempêtes ne s’entendent pas uniquement au travers de cet orchestre contrasté et d’une richesse incroyable qu’on saisit rarement entièrement à la première écoute. Les interludes pairs sont tragiques, la tempête, la mort de l’apprenti, l’issue fatale, les impairs plus légers évoquant l’aurore, la plage ensoleillée, la lune. Contraste permanent entre l’ombre et la lumière, l’espoir et l’anéantissement.

Les personnages participent aussi de ce mouvement permanent de la mer et des vents, par leurs chants heurtés, changeants, mouvants, rythmés, avec un génie de l’évocation qui fait que même, sans la moindre mise en scène, on entend la mer…

Ensuite, dans ce cadre, chaque personnage a son propre style musical, dans un ensemble très varié qui va du « parlé simple », au récitatif, au monologue déclaratif, à l’aria enfin : grandiloquence de Swallow par exemple avec de longues phrases musicales opposé au style haché, en permanence excité de Boles, les phrases rapides et rythmées en tierce des nièces sur lesquelles on pourrait presque danser, les mesures longues et descendantes d’Ellen… Peter Grimes a lui à peu près tous les styles à affronter : interjections brèves, cris violents, parlé, longues phrases lyriques, des répliques bondissantes, sans parler des intervalles importants et fréquents (sauts de neuvième) et de l’ensemble de la tessiture très tendue que le rôle impose.

La montée dramatique est fascinante de maitrise, dès le procès. Peter Grimes, pourtant acquitté, sait qu’il est condamné par la foule : « des accusations qu’aucune Cour n’a faites, me seront jetées à la tête ». Svallow, le coroner reproche à Ellen, l’institutrice, de lui venir en aide « pourquoi aider ce genre d’individu, brutal, grossier, vulgaire ? », il est le « monstre du village », on menace les enfants turbulents « Tu seras vendu à Peter Grimes », et ce dernier se désespère de ne pouvoir s’expliquer « la vérité, la compassion, la vérité », et ajoute pour Ellen « vous partagerez avec moi le nom d’Hors la Loi ».

La foule l’isole, le hait, le voue aux gémonies, refuse de l’aider dans sa tâche de pêcheur, fustige sa rudesse, le prend pour fou et l’accuse de tous les crimes, exactement comme il l’avait prédit lors de ce Prologue qui présente tous les personnages. Il espère pourtant échapper à son destin, rudoie son nouvel apprenti pour partir plus vite en mer où la pêche miraculeuse qui le rendra riche, le sauvera des ragots « Ils n’écoutent que l’argent, ces faiseurs de ragots, l’argent, l’argent…voilà notre chance d’étouffer la rumeur dans les gorges, j’aurais maison, boutique, j’épouserai Ellen »…Son nouvel apprenti meurt, il est définitivement condamné. Peter Grimes ! gronde la foule, Peter Grimes répond le pêcheur en écho, avant de mettre son bateau à l’eau, « Coulez-le » dit Balstrode. 

Pour Britten et son librettiste, il s’agit de dénoncer tout à la fois la condition du peuple des pêcheurs du nord de la Grande Bretagne, celle des apprentis, jeunes garçons presque réduits en esclavage à qui l’on demandait des tâches trop difficiles pour leur âge et leur force et qui mourraient souvent en mer, et celle du « paria », de la victime des rumeurs d’une foule prompte à se trouver un bouc émissaire, l’absurdité du rêve d’ascension sociale dans une société profondément inégalitaire, la dure condition des femmes assignées à des rôles secondaires… Impossible de ne pas y voir l’évocation de sa propre marginalisation sociale du fait de son homosexualité.

Et ce rôle complexe et fascinant, défi pour tout ténor d’une certaine expérience, il le confie à Peter Pears son amant. Impossible là aussi de ne pas y voir une volonté de casser l’image d’Epinal du personnage d’origine, sorte de sadique des mers, pour lui donner cette dimension psychologique fragile et faible de l’homme confronté à des conditions sociales qui l’obligent à gommer toute son émotivité, à la cacher, à dissimuler sa vraie nature.

Comment chanter le rôle de Peter Grimes est une éternelle question récurrente à chaque nouvel interprète et évidemment, tout particulièrement quand celui-ci est une star internationale célèbre qui prend le risque de se lancer à 52 ans, dans un rôle complexe de l’opéra contemporain loin de ses grands succès habituels, dans une langue qui n’est pas la sienne et une écriture musicale qui ne lui est pas familière. Il y a eu deux interprètes emblématiques et radicalement différents, de ce rôle : Peter Pears pour qui le rôle a été écrit par son amant Britten et qui disait que Peter Grimes n'était ni héros, ni méchant, et Jon Vickers, heldentenor fameux, l’opposé sur le plan vocal du créateur du rôle, qui caractérisait son personnage à l’inverse comme « héros et méchant". Timbre, style, moyens vocaux, tout les oppose.

Cela donne une idée des marges d'interprétation d'un rôle... même en respectant scrupuleusement les indications de la partition. Le répertoire de Jonas Kaufmann quand il aborde le rôle, est similaire à celui de Vickers, au moins en ce qui concerne les rôles qui peuvent servir de point d’appui pour aborder un Peter Grimes avec des moyens vocaux variés et riches : Fidelio, Otello, Parsifal, Tristan en particulier. Et c’est bien dans ce cadre et avec ces moyens vocaux, que Kaufmann affronte un rôle complexe, difficile, où tonalité, sonorité, mesure et nuances peuvent varier d’un mot à l’autre dans la même phrase, où des écarts de notes meutriers accompagnés d’un legato, mettent à mal l’équilibre du chant classique, le tout dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle alors que tous les grands Peter Grimes étaient des « natives » et qu’encore aujourd’hui de Stuart Skelton à Stephen Gould pour les heldentenor ou Allan Clayton, pour les ténors venant plutôt du baroque, la plupart des titulaires sont de langue anglaise. Ce qui ne règle pas tout loin de là, il peut y avoir loin de la coupe aux lèvres et maitriser la prosodie complexe de Britten, est loin d’être gagné d’avance même dans ce cadre. Pari et challenge donc, rendu possible de l’avis de tous après Otello, Paul et Tristan, mais non sans risque malgré tout car ce Britten est l’un des plus violents, des plus tumultueux, des plus variés musicalement et techniquement. Musique contemporaine avec passages dont la tonalité est déroutante (et excitante d’ailleurs), mélange volontaire de genres, paroles poétiques qui n’ont rien d’aisé non plus, autant d’écueils à éviter et à dominer. De la Première le 26 janvier à la dernière du 8 février à laquelle j’ai assisté, fascinée d’un bout à l’autre par cette remarquable représentation à l’Opéra de Vienne, Jonas Kaufmann a mûri et affermi son rôle, se détachant progressivement des difficultés de la partition en la dominant totalement, pour incarner véritablement "son" Peter Grimes, qui n’est ni celui de Jon Vickers, ni celui de Peter Pears. Le propre des grands artistes est précisément de surprendre (voire de décontenancer) le spectateur qui a ses repères (s’il en a), voit le pêcheur de Britten plutôt façon byronienne à la Pears, ou plutôt façon brute épaisse façon Vickers, ce qui se traduit vocalement et scéniquement très différemment. Jonas Kaufmann n’est ni l’un ni l’autre comme ceux qui le connaissent bien pouvaient s’en douter. Son art de colorer chaque syllabe, chaque mot, différemment dans la même phrase, entre en écho avec la composition complexe de Britten et la réussite est fascinante. La voix enfle dans de longs crescendos, se colorant progressivement pour exprimer la colère avant de se faire menue, pianissimo, dans le même monologue, pour s’avouer vaincu et acculé. Il y a des accents lyriques dans les parties poétiques et rêveuses, des accents héroïques dans les parties violentes, des accélérations de rythme et des changement de style. Je suis du côté de tous ceux qui ont souligné l’extraordinaire Peter Grimes que Kaufmann nous propose, qui est le résultat d’une grande intelligence musicale alliée à un art de la scène qu’il confirme à chaque minute. Courbé, tirant sa longue corde rouge, se redressant rarement sous le joug du destin, face à la foule qui l’accuse, il ne se résigne pas mais l’accablement domine dans sa posture, et c’est sa voix qui exprime ses sursauts de révolte vains. Pour cette dernière du 8, libéré de toutes les angoisses qui ont failli conduire à des annulations de cette prise de rôle tant espérée par le ténor du fait de la crise sanitaire, Kaufmann nous a donné une très belle leçon d’humilité humaine, en incarnant un rôle qui est certainement très éloigné de son propre caractère, loin des incarnations romantiques de Werther ou d’Andrea Chénier, à contre emploi, et en assumant totalement cette métamorphose qui est le propre de l’artiste. Il ne me semble pas qu’il y ait grand-chose à redire à l’anglais de Kaufman dans cette prestation. Peut-être faut-il rappeler aux quelques donneurs de leçons exclusivement français (ce qui relativise leurs affirmations…), qu’il ne s’agit pas de l’anglais du londonien moyen d’aujourd’hui mais d’une prosodie très particulière qui doit permettre d’allier le texte très riche et très "fleuri" de Montagu Slater à la musique de Benjamin Britten. Il a sûrement fallu pas mal de répétitions pour s’approprier ce « langage musical » et la réussite se mesure tout simplement à l’adéquation parfaite entre musique et paroles à laquelle Kaufmann se plie sans problème. Soit dit en passant, ce n’est pas le premier opéra en langue anglaise que le ténor bavarois interprète. Il avait chanté Huon dans l’Oberon de Weber en 2002 (il existe un excellent CD de cet enregistrement).

Jonas Kaufmann n’a pas convaincu tout le monde en Peter Grimes, comme toujours lors de toutes ses prises de rôle, il devra murir son personnage sans aucun doute mais on tient là une promesse passionnante et excitante, de l’un des artistes les plus doués de sa génération, qui aime les défis et nous l’a prouvé une fois encore.

Mais sa réussite, et l’ovation qui l’a accueilli, seul devant le rideau à l’issue de la représentation, lui rendant un hommage personnel, n’a de sens que dans le cadre du remarquable travail d’équipe qui a permis à ce Peter Grimes d’exister et de briller au firmament des œuvres vues récemment.

Globalement, on est très très au dessus du Manon Lescaut de la veille, malgré ses qualités. On joue dans une autre catégorie. D’abord il y a l’Ellen miraculeuse de Lise Davidsen. La soprano norvégienne a tout pour elle et il faut le dire et le répéter car c’est un vrai bonheur de l’entendre. Le timbre est d’une pureté inouie, et contrairement à ce que j’ai lu, elle maitrise parfaitement le volume de sa voix, en symbiose totale avec ses partenaires. La voix se projette gracieusement dans la salle, comme si elle était la lumière au milieu des ténèbres, en contraste absolu et merveilleusement excitant, avec le timbre sombre et barytonnant de son Peter Grimes. Comme c’est exactement ce qu’est Ellen dans l’œuvre, on ne saurait rêver plus belle évocation de l’institutrice.

« Avons-nous eu tort de rêver que tout s’arrangeait pour nous à la fin ? ». Ces mots qui annoncent déjà sa résignation, elle qui s’est battue pour son marin, vous transpercent littéralement. Ils sont face à face, elle, immense, lui plus trapu, ramassé sur lui-même, seuls sur la scène violemment éclairée mais entourée de pénombre. « Peter, nous avons échoué, échoué ! ». Il la frappe, elle tombe… la salle retient son souffle, voilà l’un des moments plus forts de ce duo splendide qui les voit parfaitement assortis.

Et puis il y a ses monologues qui montrent la femme au grand cœur, la belle personne qu’est Ellen dans l’histoire, que Lise Davidsen incarne avec une force de conviction sidérante. C’est une Ellen jeune, belle, à la voix expressive, qui marquera le rôle de son empreinte indélibile.

C’était la troisième fois que Jonas Kaufmann (à la longue carrière) était associé à Lise Davidsen qui n’est déjà plus une débutante et ne l’a peut-être jamais été, mais qui n’est pas non plus depuis très longtemps dans les circuits des grandes maisons. Antonio Pappano les avait réunis à Londres au Royal Opera House, pour un Fidelio qui restera dans les mémoires, c’était l’une des premières apparitions de Davidsen sur scène, ce Fidelio lui allait comme un gant, et son Florestan reste le meilleur des interprètes actuels du rôle. Le premier confinement COVID avait arrêté les séances avant la fin. J’avais pu être à deux des dernières séances avant lockdown complet. Leurs duos montraient déjà une parfaite entente musicale, un style subtil et raffiné qu’ils partagent, une osmose des timbres très contrastés qui convenaient parfaitement aux situations de Fidelio. La deuxième fois, c’était l’opéra de Munich qui les avaient réunis, pour célébrer la sortie du tunnel sanitaire, par un acte 1 de la Walkyrie organisé pour le premier public autorisé à entrer en salle (enfin !). Une version concert où ils incarnaient les deux jumeaux maudits qu’on rêve de les voir à nouveau incarner sur scène. Voire entendre le Siegmund de Kaufmann associé à la Brünnhilde que Davidsen a dans ses moyens vocaux et qui renouvellera avec bonheur les interprètes souvent fatiguées d’un rôle très difficile. Imaginer sa voix magnifique s’affronter à l’orchestre lors du final de Gotterdamerung…

Il se murmure que le couple pourrait en tous cas se reformer pour un nouveau Peter Grimes au MET de New York dans une prochaine saison et l’on s’en réjouit.

Mais sans la formidable prestation de Bryn Terfel en Balstrode, le bonheur ne serait pas complet. C’est le propre des grandes réussites que d’avoir les trois piliers d’une œuvre dans le haut du panier (et même davantage). Il promène sa haute silhouette, gabarit Davidsen (qui fait paraitre Kaufmann presque petit et fragile physiquement), domine un rôle qu’il chante depuis 1997, avec aisance et savoir-faire. Sa voix est redevenue pleine et entière sans le moindre accroc dans la tessiture. Il est le « gentil », quand Kaufmann est le « méchant », cette opposition à fronts renversés de deux artistes qui ont souvent chanté ensemble (la Walkyrie, Tosca, la Damnation de Faust notamment), est particulièrement surprenante et réussie. Pour ceux qui aiment être surpris, l’entente parfaite entre les deux artistes dans des emplois inhabituels, est l’un des « musts » de la représentation même si spectateur en sort un peu bousculé mais ravi de voir d’aussi belles performances.

Peter Grimes met en scène pas moins de 15 solistes à la partition inégale mais souvent conséquente. Autant dire que leurs qualités sont également importantes. Et de ce point de vue, tant dans le style vocal très travaillé pour respecter au plus près la partition de Britten que dans le jeu de scène, on ne peut que les féliciter toutes et tous :  la Auntie de Noa Beinart qui possède l’une des ces superbes voix de contralto que personnellement j’aime énormément. Elle compose d’ailleurs un personnage haut en couleurs avec ses deux nièces, Ileana Tonca et Aurora Marthens, qui déclament leurs sentences semi-comiques et pleines d’à propos avec justesse et efficacité. La Mrs. Sedley de Stephanie Houtzeel a également ce qu’il faut de perversité, dans le registre de la mégère qui pousse le village au crime en opposition parfaite au Swallow de Wolfgang Bankl, voix profonde du sage qui tente de calmer le jeu. Mais le plus remarquable des rôles secondaires est tenu, à mon avis, par Michael Arivony, le baryton qui incarne le trouble Ned Keene, l’apothicaire qui soutient Grimes avec Balstrode contre les accusations dont il est victime, lui fournit des apprentis, drague les nièces et résiste à la rumeur. Beau Reverend Horace Adams du ténor Carlos Osuna, intéressant Bob Dole de Thomas Ebenstein et juste Hobson d’Ilja Kazakov, on ne peut que se féliciter d’autant de talents, souvent des habitués de l’Opéra de Vienne, qui conjuguent leurs talents au service de cette œuvre éminamment collective.

Les chœurs qui avaient retrouvé leurs effectifs complets pour cette dernière en forme d’apothéose, ce personnage à part entière, ont été à la hauteur de la réputation des « Wiener » formant le point d’appui musical et scénique de l’ensemble de l’œuvre, ils ont alterné la partie chorale flamboyantes et sonores, avec les murmures en soutien aux solistes. 

Simone Young est une habituée des lieux et de l’œuvre et avait dirigé d’ailleurs, la deuxième série de cette mise en scène qui date de 1995, à l’Opéra de Vienne. C'est la première femme chef d'orchestre que le très masculin Staatsorchester de l'Opéra de Vienne a connue.

Elle fait le choix, magnifiquement suivi par un orchestre somptueux au mieux de sa forme, d’une interprétation incisive de l’œuvre, en soulignant les riches contrastes en permanence, emmenant le spectateur sur un rythme rapide, vers les profondeurs insondables de l’histoire, illustrant de manière très efficace la montée dramatique vers l’abime. Les moments de respiration où l’on peut croire au bonheur dans cet univers sombre, sont courts et rares, mais leur beauté, permet de savourer ce temps de repos prévu par Britten avant que son orchestre ne déchaine sa fureur. Parfaite entente avec les chœurs, direction au millimètres des chanteurs exceptionnels du plateau, tout concourait ce soir de dernière, à une vraie descente aux enfers aux fortes émotions. Le final avec ces chœurs au bord de la scène, hurlant « Peter Grimes » en pleine lumière avant retour à la nuit et le « Peter Grimes » désespéré en écho de Jonas Kaufmann dans un quasi silence, restera l’un des plus beaux moments de cette émouvante soirée.

Le public retenait son souffle d’ailleurs et l’explosion finale, l’ovation qui retentit après les dernières notes, quand Kaufmann apparait seul devant le rideau, vaut tout discours quant à l’accueil et au ressenti dominant d’une salle conquise.

Deux mots sur la mise en scène qui a gardé une certaine fraicheur après tant d’années de bons et loyaux services à Vienne. Je l’avais déjà vue (et globalement appréciée) qui a assuré en 2016 avec Stephen Gould et Elza van der Heever. Christine Mieliz joue essentiellement sur la symbolique et ne s’embarrase pas de reconstituion minutieuse du village ou de son pub où se déroule une grande partie de l’action. Elle reconstitue par contre l’atmosphère : scène sombre, lune bleue omniprésente, très beau jeu d’éclairages indirects, bateau rouge, corde rouge, quelques accessoires de chaises, de bancs, quelques scènes évoquant le large, les rameurs, le sable, la fuite des lignes vers l’horizon (en marquages lumineux au sol). L’ensemble suit scrupuleusement le récit, la direction d’acteurs est d’une précision minutieuse et le tout est très efficace de la légèreté des parties style « musical » évoquées par les costumes gris uniformes associés à des chaussures jaunes, à un ensemble plus uniformément triste d’habits de travail d’un peuple ordinaire, robe noire pour Ellen, grandes bottes de marin pour Peter. C'est l’idéal à mon sens pour ne pas s’attarder sur les commentaires concernant la mise en scène et juger de ce qui compte avant tout, la formidable représentation d’un des opéras les plus emblématiques de l’après-Guerre.

Restera cependant bien des discussions qui chercheront à rattacher cette œuvre inclassable à telle ou telle école…et l’interprétation de Peter Grimes à une unique vision.

Une chose est sûre : le public de la dernière a accueilli l’ensemble de la distribution avec un enthousiasme qui a du faire chaud au cœur des artistes, à commencer par Kaufmann, Davidsen et Terfel, sans oublier Simone Young fêtée avec force de démonstrations et d’ovations. 

 



Direction musicale : Simone Young

Mise en scène : Christine Mielitz


Peter Grimes, pêcheur : Jonas Kaufmann

Ellen Orford, institutrice du Bourg : Lise Davidsen

Balstrode, capitaine à la retraite : Bryn Terfel

Auntie, propriétaire de l’auberge : Noa Beinart

Sa première nièce : Ileana Tonca

Sa seconde nièce : Aurora Marthens

Bob Boles, pêcheur et pasteur : Thomas Ebenstein

Swallow, avocat : Wolfgang Bankl

Mrs. Sedley : Stephanie Houtzeel

Reverend Horace Adams : Carlos Osuna

Ned Keene, apothicaire et guérisseur : Michael Arivony

Hobson, roulier : Ilja Kazakov

Commentaires

  1. Sorry, I ws at the performance on 2. February and Davidsen was much too lud. She has a big problem to manage her so beautiful voice and to bring colours in the inerpretation. The empathie that is in Ellen could not be seen and felt at all....... I recognized that coolness at Walküre too. Brünhilde fits to her personality much better than Seglinde.

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  2. Merci encore pour ce merveilleux travail que vous faites si bien pour nous faire partager vos émotions.Graces vous soient rendues et merci de nous faire partager votre émotion.

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