Opéra de Munich, le 6 mars : Peter Grimes de Benjamin Britten dans la mise en scène de Stefan Herheim.

Peter Grimes

Benjamin Britten

 

Livret (anglais) de Montagu Slater, d'après le poème « Peter Grimes » tiré de The Borough (1810) de George Crabbe. 

Création à Londres le 7 juin 1945

 

Opéra de Munich, représentation du  6 mars 2022, Première.

Direction musicale : Edward Gardner

Mise en scène : Stefan Herheim

 

Peter Grimes Stuart Skelton

Ellen Orford Rachel Willis-Sørensen

Balstrode Iain Paterson

Auntie Claudia Mahnke

1. Niece Lindsay Ohse

Swallow Brindley Sherratt

Mrs. Sedley Jennifer Johnston

Rev. Horace Adams Robert Murray

2. Niece Emily Pogorelc

Bob Boles Thomas Ebenstein

Ned Keene Konstantin Krimmel

Hobson Daniel Noyola

Bayerisches Staatsorchester

Bayerischer Staatsopernchor

 

Etrange « Première » que cette première représentation de Peter Grimes du pacifiste convaincu Benjamin Britten, écrit depuis son exil britannique alors qu’il militait pour la paix durant la deuxième guerre mondiale, et qui se déroule en pleine guerre menée par la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine.

La guerre occupe les esprits et Serge Dorny, le nouveau directeur de la maison sur laquelle flotte le drapeau ukrainien, est venu rappeler l’importance de la solidarité et la fraternité avec l'Ukraine avant les premières notes ou plus exactement les premiers bruitages marins, invitant l'orchestre à jouer l'ode à la Joie (qui est aussi l'hymne européen) tandis que le public, se levait, marquant ainsi émotion et respect pour ce moment solennel. Dorny avait également rappelé que la composition de Peter Grimes, se situait au lendemain des destructions de la deuxième Guerre Mondiale, pour ce pacifiste militant qu'était Benjamin Britten. Alors qu’hélas à nouveau la guerre s'était invitée depuis quelques jours en Europe...

Un Ode à la Joie, sobre et sombre, tragique et émouvant dont toute joie avait disparu, comme la lumière absorbée par un trou noir. 

Un très grand moment collectif, solennel et incontournable mais qui a sans doute involontairement relativisé ensuite le caractère dramatique de l’œuvre de Britten qui n’est pas toujours facile d’accès dans les complexité de l’âme humaine et des réactions de foule rejetant le « marginal » illustrées par une partition foisonnante et extrêmement variée musicalement.

Et il est possible que les choix du grand metteur en scène Stefan Herheim n’aient pas été les meilleurs pour rendre compte de la tension dramatique de ce village obsédé et comme possédé par le soupçon, faisant du pêcheur Peter Grimes, son bouc émissaire dans la recherche de l’expiation.

Stefan Herheim est un metteur en scène talentueux et célèbre le "Ring" de Berlin ces derniers mois) mais il n’avait jamais eu encore l’occasion de travailler à l’Opéra de Munich qu’il considère comme l’un des plus beaux lieux de l’art lyrique.

Il avait été sollicité par Sir Peter Jonas puis par Nikolaus Bachler, les deux derniers dirigeants du BSO mais sans que le projet aboutisse pour des raisons de calendrier généralement. Il a donc accueilli avec joie la nouvelle proposition de Serge Dorny, d’autant plus qu’il s’agissait de Peter Grimes, cette œuvre tout autant théâtrale que musicale de Benjamin Britten qui ne peut qu’enthousiasmer les metteurs en scène…

Et pourtant ce ne fut pas sans difficulté que ce nouveau Peter Grimes est revenu après 20 ans d’absence sur la scène du prestigieux théâtre de Munich ; la pandémie a obligé la direction à renoncer aux deux premières séances, Stephen Herheim lui-même récement positif au COVID n’a pas pu se présenter aux saluts pour cette Première avec son équipe ce qui est, là aussi, une frustration supplémentaire pour un homme de scène du spectacle vivant. Ce dernier a été maintes fois privé de son public ces deux dernières années, du fait de la pandémie.

Entre guerre et maladie, quelque chose de maudit semble se glisser contre cet art sublime et fragile que nous sommes nombreux à aimer et à défendre.

Dès avant le début de l’opéra, alors que la salle reste allumée, des bruitages marins (vagues, mouettes, bruit des cordages et des haubans), entoure le spectacteur. Curieusement, cet « ajout » n’aide pas spécialement à se mettre dans l’ambiance, tout simplement parce que l’approche de Benjamin Britten est une illustration orchestrale, musicale qui fait la part belle aux évocations de la nature et de la mer. Tout trait trop lourdement appuyé « en plus », parait superflu voire problématique.

Le décor unique est déjà visible puisque le fameux rideau rouge et or et ouvert sur un plateau de planches façon pont de bateau, estrade au fond avec un long bureau, l’ensemble évoquant une criée, avec un plafond impressionnant en forme de coque inversée à la manière de nombreuses églises marines. Parfois un rideau bleu clair masque le fond du décor le divisant en deux, rideau qui s’ouvre sur la mer, un bateau, les étoiles, la lune, le ciel, le jour, la nuit.

En situation d’ouverture totale, l’estrade-scène sera le lieu des juges durant le procès d’ouverture, mais aussi celui de la fête au pub lors de la dernière partie de l’opéra.

A plusieurs reprises, la foule sera spectatrice, assise sur des chaises face au fond du décor ou actrice, dans des mouvements magnifiquement orchestrés comme des ballets, qui menacent Peter Grimes et l’accusent.

Il n’y a rien de choquant au regard du récit à proprement parler, mais il n’y a rien de totalement convainquant non plus, sans doute du fait d’un manque de tension dramatique autour du personnage de Peter Grimes, à la stature imposante qui évoque la version « pêcheur et brute », qui se déplace avec lenteur un peu comme le fantôme du Hollandais volant, sans donner d’autres dimensions ou épaisseur à son personnage. Il semble balloté de scène en scène, apeuré dès sa première comparution. Balstrode est son double, presque son rival, il apparait sur la scène comme en miroir avec la silhouette lourde de Peter Grimes, même allure, même corpulence, même pull blanc « irlandais », mais doté d’une rapidité de mouvements en contraste absolue : le vivant qui ne pêche plus et le mort en sursis qui s’enfonce dans la marginalité, victime du rejet. 

On ne ressent pas vraiment le rôle de protecteur que joue Balstrode et l’on ne retient finalement que sa sentence finale, solennisée et renforcée par le fait qu’il prend un Peter Grimes de plus en plus évanescent, par la main pour s’éloigner avec lui vers la mer, son tombeau.

L’enfant est lui aussi à la limite du symbole de l’ange innocent, tout vêtu de blanc, et l’on ne sait si ce choix de représentation du jeune apprenti marin, évoque ou suggère une violence sexuelle de Peter Grimes au-delà de sa brutalité de pêcheur obsédé par la pêche miraculeuse qui le rendra riche et qui lui permettra d’épouser Ellen.

Peu d’élans physiques non plus entre Ellen et Peter, à part la violence de ce dernier à son égard, qui intervient alors qu’il n’y a pas de confrontation/passion entre eux sur la scène. Ellen reste froide et extérieure à l’histoire, à cette relation avec Grimes à laquelle on ne croit pas trop.

Et le reste du village semble à l’inverse, vivant et joyeux, la mise en scène souligne sans cesse leurs joies quotidiennes, leurs échanges chaleureux, leur lien social, comme pour l’opposer systématiquement à la froideur ectoplasmique d’un Peter Grimes presque absent.

Le travail est bien réalisé par les équipes de Munich, agréable à regarder et efficace le plus souvent mais on reste un peu sur sa faim tant tout ceci parait en deçà de la démesure de l’œuvre elle-même qui semble souvent avoir du mal à contenir sa fureur orchestrale dans l’étroit carcan de cette mise en scène finalement volontairement très « ordinaire » et qui ne répond à aucune des questions posées par Benjamin Britten. Herheim semble être passé à côté du thème principal de l’œuvre de Britten, la dénonciation de l’exclusion sociale dont il fut lui-même la victime… 

Edward Gardner est un habitué de cette œuvre qu’il a dirigé plusieurs fois et pour laquelle il existe d’ailleurs un enregistrement sous sa battue avec le Bergen Philharmonic, Stuart Skelton et Erin Wall.

Sa lecture est scrupuleuse et précise et l’orchestre de l’opéra de Bavière nous donne une interprétation fabuleuse de certains passages magnifiques comme les « Interludes » musicaux ces 6 passages purement orchestraux qui ouvrent chacun des tableaux successifs et qui sont des morceau à part entière.  Ils évoquent la nature, la mer, la houle, le balancement des bateaux, les marées qui ponctuent la journée sous l’influence de la lune, le vent et les tempêtes ne s’entendent pas uniquement au travers de cet orchestre contrasté et d’une richesse incroyable qu’on saisit rarement entièrement à la première écoute. Les interludes pairs sont tragiques, la tempête, la mort de l’apprenti, l’issue fatale, les impairs plus légers évoquant l’aurore, la plage ensoleillée, la lune. Contraste permanent entre l’ombre et la lumière, l’espoir et l’anéantissement. 

En regrettant peut-être une approche globale trop sage qui ne rend pas toujours compte de la diversité musicale qui habite la composition de Britten, et en gomme parfois les aspérités, on saluera cependant la qualité de cet orchestre et de ses instrumentistes quasiment solistes lors de certains passages. La répétition lancinante des leitmotivs est également travaillée au millimètre et devient obsédante comme un refrain de malheur, celui de l’inéluctable destin et les plus belles pages de cette œuvre, valorisées. Et ce, dès le premier interlude qui vaudrait à lui seul, le déplacement tant il est ciselé par l’orchestre et son chef, créant un moment divin quand les chœurs arrivent avec leur « Oh Hang at Open Doors » s’avançant vers Balstrode et Ellen tandis que l’enfant se love dans le grand pull blanc de Peter Grimes, sur le trou du souffleur.

Côté vocal, saluons d’ailleurs sans réserve ce travail impressionnant des Chœurs de l’Opéra de Bavière, qui jouent et chantent magnifiquement la foule, le village, la société normative et oppressante.

Mais l’ensemble de la distribution vocale est de haut niveau même s’il manque la petite touche de magie que créée une réelle alchimie entre les protagonistes. Nul doute qu’une mise en scène trop peu explicite n’aide pas nos interprètes à créer l’extraordinaire, les laissant dans une sorte de routine très satisfaisante mais qui ne laisse pas d’empreintes indélébiles sur le spectateur.

L’interprétation la plus remarquable est celle de Rachel Willis-Sorensen en Ellen. Pour sa prise de rôle la belle soprano maitrise parfaitement les difficultés vocales du rôle, son beau timbre chaud et capiteux, rend plus qu’humaine le beau personnage de l’institutrice tolérante et aimante, protectrice des enfants et opposée aux injustices de la foule. Une présence charismatique sur scène qui domine celle de ses partenaires, notamment le Peter Grimes assez effacé de Stuart Skelton, conduit à un engouement évident et justifié du public qui lui réserve une belle et chaleureuse ovation. 

Le Balstrode de Iain Paterson a lui aussi été très applaudi (encore davantage me semble-t-il), sans doute pour son jeu très impressionnant et très maitrisé d’un Balstrode puissant et omniprésent qui semble souvent être le personnage principal de l’œuvre. Vocalement, j’ai eu une impression plus mitigée avec des passages sublimes et d’autres moins maitrisés vocalement, le timbre n’ayant pas toujours l’éclat d’antan de ce baryton basse souvent entendu dans Wagner, Amfortas et Wotan notamment. Une prestation intéressante mais assurément perfectible.

Stuart Skelton, grand wagnérien lui aussi, et rompu au rôle de Peter Grimes qu’il a chanté plusieurs fois déjà depuis quelques années, déçoit également quelque peu par la pâleur de son chant et de son incarnation. Nul doute que la mise en scène ne le sert pas, ne lui donnant guère d’indications sur les dimensions complexes du personnage. 

Et du coup Skelton semble ne pas très bien savoir quel "Peter Grimes" incarner. La mise en scène ne choisit pas vraiment pour lui, sa stature et son allure générale l'apparente plutot à Vickers mais le personnage de marin brut de décoffrage, brutal et un peu primaire, ne correspond ni à sa voix (assez blanche et toute en nuance) ni a son style (plus Siegmund que Siegfried pour aller vite). Du coup, il est visiblement mal à l'aise et la dimension très spécifique du personnage marginal, pêcheur et poète, brutal et rêveur, créé par Britten, peine à émerger et donc à émouvoir. Dommage, car Skelton est un ténor subtil, qui sait parfaitement interpréter un personnage et en donner des versions nuancées et complexes. Et de ce point de vue il ne démérite pas malgré quelques passages vocalement périlleux où la voix sort un peu de sa ligne de chant, il nous offre une prestation vocale avec pianissimi lyriques et forte héroiques, grands écarts de note, legato et véhémence, le tout bien en place sans pour autant provoquer d’alchimie eceptionnelle avec le public. Trop peu de présence sans doute et trop peu de caractérisation du personnage.

Un bon Peter Grimes dépend de la qualité individuelle et collective des trois protagonistes principaux mais l’œuvre offre à une douzaine de solistes des rôles à l’importance inégale mais qui comptent cependant suffisamment dans l’équilibre général pour que l’on se félicite de la qualité « Munich » habituelle en la matière.

La Auntie de Claudia Mahnke par exemple, est remarquable de justesse et de présence scénique et vocale. Entourée de ses deux espiègles et juvéniles « Nièces » Lindsay Ohse et Emily Pogorelc, le trio fait merveille.

Mais ils et elles sont tous excellents, on n’oubliera donc ni le Swallow sage de Brindley Sherratt, ni la pétillante Mrs. Sedley de la mezzo britannique Jennifer Johnston ou la belle prestation dès le premier acte du Rev. Horace Adams de Robert Murray ou le Ned Keene de Konstantin Krimmel.

Kevin Kostner prévue dans le rôle de Bob Boles ayant du déclaré forfait pour cause de COVID, c’est le très intéressant et brillant ténor autrichien Thomas Ebenstein, déjà entendu récemment dans le même rôle à Vienne qui le remplace sans problème et confirme son talent.

Il reste à remercier l’Opéra de Munich de nous avoir offert cette superbe et passionnante partition, cette étrange histoire, tranche de la vie rude et impitoyable d’un village de pêcheur de l’Angleterre, qu’on aura toujours plaisir à redécouvrir sans jamais s’en lasser.

Et bravo à toutes et tous dans cette difficile période.

 


Photos : Wilfried Hösl.





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