Le Chevalier à la Rose (argentée), Richard Strauss, Vladimir Jurowski et Barrie Kosky pour une soirée magique à Munich

Der Rosenkavalier

Richard Strauss

Livret de Hugo von Hofmannsthal

Créé à Dresde le 26 janvier 1911

 

Représentation du 24 juillet 2022, opéra de Munich

Direction musicale : Vladimir Jurowski

Mise en scène : Barrie Kosky

Marlis Petersen (The Marschallin)

Gunther Groissböck (Baron Ochs of Lerchenau)

Samantha Hankey (Octavian)

Johannes Martin Kränzle (Monsieur de Faninal)

Liv Redpath (Sophie de Faninal)

Daniela Köhler (Marianne Leitmetzerin)

Ulrich Ress (Valzacchi)

Ursula Hesse von den Steinen (Annina)

 

Cette  nouvelle mise en scène du célébrissime « Rosenkavalier » à Munich, succédant aux décennies de la délicieuse vision d’Otto Schenk, faisait figure d’événement lors de la Première le 22 mars 2021 alors que les restrictions COVID privaient les artistes de tout public et nous contraignait à une simple retransmission avec tous ses inconvénients surtout quand, de toute évidence, la mise en scène avec ses mises en abymes, ses panneaux coulissants et son théâtre dans le théâtre avait bien été conçue pour une vision globale de la scène et pas tronquée par les choix d’une caméra.

De surcroit toujours pour des raisons sanitaires, le nouveau directeur musical de Munich, Vladimir Jurowski, avait choisi la version « de chambre » ré-orchestrée par le compositeur Eberhard Kloke, très allégée et l’où ne reconnaissait pas toujours un Rosenkavalier assez luxuriant sur le plan musical quand il est donné en formation normale.

J’avais vu et commenté (avec enthousiasme malgré tout) cette Première un peu spéciale mais souhaité comme beaucoup de ceux qui découvrirent alors ce « nouveau » Rosenkavalier sur écran, retourner le voir dès que possible en salle.

Ce fut chose faite hier lors de la dernière reprise du festival d’été, ce 24 juillet. 

Et l’on ne peut que féliciter l’Opéra de Munich d’avoir eu l’excellente idée de programmer autant d’œuvres de Strauss durant ce festival : outre cette production récente de Rosenkavalier (1911), les afficionados du compositeur bavarois pouvaient en quelques jours voir également une nouvelle production de Capriccio (1941), et des reprises de die Frau Ohne Schatten (1917) et de die Schweigsame Frau (1934), autant d’œuvres phare de Richard Strauss, d’époques différentes, et bénéficiant toutes de mises en scènes récentes et inventives, Barrie Kosky pour deux d’entre elles, Warlikowski et David Marton pour les deux autres.

Christof Fischesser étant souffrant, le directeur Serge Dorny vint, après un hommage appuyé au chef d’orchestre Stefan Stoltesz mort sur scène l’avant-veille en dirigeant Die Schweigsame Frau, nous annoncer son remplacement par celui que je considère comme le meilleur baron Ochs actuellement, Gunther Groissböck, immédiatement applaudi d’ailleurs.

L’enthousiasme du public ne s’est pas démenti de toute la soirée d’ailleurs, accueillant la fin de chacun des trois actes avec forces de manifestations de satisfaction et de félicitations et fêtant littéralement les artistes lors du rideau final.

L’art de Barrie Kosky dont il faut souligner l’entente admirable et la synchronisation parfaite avec la très riche interprétation de Vladimir Jurowski sur le plan musical, est de savoir mettre de sublimes images sur une histoire pour l’illustrer avec goût, faste, humour et un soupçon de gravité.

En multipliant les clins d’œil, les changements de décor, les mises en situation, le metteur en scène renforce une lecture ludique très subtile et très luxuriante, transformant l’ensemble en un époustouflant carnaval joyeux et entrainant, malgré tout dominé par l’omniprésence du symbole du temps qui passe inexorablement : horloge qui monte et qui descend du plateau avec aiguilles des heures et minutes inversées, montres à gousset, réveil suisse, et présence permanente d’un vieil homme, vieillard cacochyme sorte de Cupidon d’opérette auquel le temps aurait fait subir d’irréparables dommages, symbole du futur de chacun, valet puis cochet, souffleur de théâtre puis spectateur de l’histoire qui rappelle que la vieillesse guette chacun des protagonistes et en premier lieu la Maréchale qui saura s’effacer devant la jeunesse à l’issue de ces quatre heures de cavalcade et retourner, seule, dans l'horloge franc-comtoise dont elle était sortie au tout début avec Octavian.

Le décor à dominante argentée comme le carosse et la rose qu’amènent un Octavian en costume Louis XV, coulisse en permanence lors de l’acte 1, tandis que des figurants amènent ou ramènent les accessoires, chaises, lit, table, candélabres, plantes « vertes », également argentées. Le palais des amours de Marie-Thérèse et d’Octavian, porte déjà le deuil et les cendres du temps passé qui ne reviendra jamais.

A l’acte 2 d’immenses panneaux ensèrent la scène couverts de tableaux de famille comme dans les grandes demeures aristocratiques de la Vienne du temps de sa splendeur, à l’acte 3, nouveau rebondissement, un petit théâtre est sur la scène avec ses spectateurs et son souffleur. Mais pour le trio final, tout s’éteint, ne restent que l’éclairage de chacun des protagonistes, figés dans leur pensées qu’ils nous livrent, c’est terriblement efficace, émouvant, convainquant et presque surnaturel. Surtout qu’Octavian et Sophie s’envolent finalement dans les airs tandis que la Maréchale demeure prisonnière de la grande horloge où les heures sont inverses des minutes.

On oublie forcément une somme de petits détails qui font de la mise en scène de Kosky une lecture très en osmose avec les thèmes et la musique, comme le baron s’enfonçant littéralement dans son lit (de douleur) à l’acte 2 quand le chanteur doit exécuter la note la plus grave (et elle l’est !) de son air ou la fameuse scène du chanteur italien à l’acte 1, prestation du ténor de style Louis XIV, du plus haut comique. L’arrivée du carrosse de Cendrillon tout argenté et tiré par quatre chevaux empanachés, est une nouvelle fois une source de sourire voire de rire qui égaye la soirée. 

Le gris argenté (teinté parfois du rose très clair d’un jupon ou d’une note sur un tableau) est brutalement rompu dans sa continuité par l’irruption des « distractions » de la Maréchale, avec l’entrée en fanfare de notaire, le chef de cuisine, une modiste, un couple d'intrigants, le coiffeur, des musiciens et notamment de ce drôle de ténor tout empanaché de blanc et de rouge façon artistes bouffons du 17ème siècle. 

La ronde farandole des satyres et autres nymphes de la faune de l’acte 2  semblent tout droit sortis d’un tableau de Boticcelli tandis que les entrées et sorties de cette partie d'ensembles et de répliques musicales rapides, n'ont de brouillon que l'apparence de ce joyeux charivari voulu par Kosky mais très bien millimétré.

Et les costumes, élégants et sobres, complètent un ensemble visuellement agréable. Conçus par Victoria Behr et datant de l’époque du compositeur, ils constituent un nouveau clin d’œil de Barrie Kosky au théâtre et à son histoire.

Plus que jamais c’est la lecture de l’éphémère, des moments si courts à saisir car ils ne durent pas, et la légèreté de l’ensemble ne cache pas cette course de vitesse un peu mélancolique.

Quant à la direction d’acteurs, elle est impressionnante de précisions et de perfection, comme toujours avec le directeur du Komische Oper de Berlin.

La direction musicale de Vladimir Jurowski rejoint dans mon souvenir, les plus grands interprètes de Strauss parmi lesquels Carlos Kleiber lui-même. Elle a tout à la fois son énergie, son élégance, son sens des contrastes qui valorisent une partition richissime. On entend les échos des valses de Vienne qui se noient peu à peu dans le fracas du quotidien et du temps qui broient les destins et tourne la roue quoiqu’il arrive. On entend chacun des instruments avec une précision horlogère tandis qu’ensemble, il nous offre une pâte sonore et musicale d’une grande force évocatrice. Et avoir choisi ce petit orchestre de chambre directement sur scène au début de l’acte 3, que Kosky illustre justement par une scène de théâtre sur la scène, en rajoute encore à cette incroyable faculté de créer cette atmosphère si spéciale propice aux grandes soirées. 

Marlis Petersen est une très belle Maréchale dans tous les sens du terme : sensuelle et élégante mais gardant beaucoup de simplicité et de lucidité, elle nous offre une incarnation différente de la plupart de celles qui l’ont précédé, plus naturelle et plus moderne. Beaucoup de classe, d’entregent, de personnalité pour une Maréchale toujours d’une grande justesse, très authentique et qui ne recule devant aucune difficulté vocale. Le chant est sensuel et séduisant, une certaine douceur imprègne les plus beaux airs de la Maréchale, illustrant le romantisme du décor et elle évolue progressivement, comme son costume, de la femme amoureuse un peu fofolle à la femme prenant conscience de sa maturité et se drapant dans une posture plus conforme à son rang malgré ce qui lui en coûte de quitter son cher Quinquin et de le jeter dans les bras d’une autre. L’allure et la voix évoluent, Marlis Petersen est une très grande interprète que nous avions adoré dans Die Tote Stadt dans cette même salle, et que nous reverrons avec plaisir prochainement dans la nouvelle production de Lohengrin à Munich en décembre prochain. 

L’Octavian de Samantha Hankey, belle découverte déjà lors du streaming, possède une voix puissante aux passions perceptibles dans ses déclarations de séducteur encore naif et jeune, qui affirme sa flamme à sa Bichette puis à Sophie avec autant de sincérité et de fougue. Silhouette très androgyne et tenue parfaite sur scène pour incarner un jeune homme, la mezzo soprano séduit également par la richesse d’un timbre très corsé, une voix qui projette de manière insolente et une très grande présence sur scène. Elle assume toutes les multiples évolutions du personnage et ses travestissements, elle est aussi crédible en soubrette qu’en amant en titre de la belle Maréchale, qu’en amoureux transi et charmant, qu’en romantique fiancé s’envolant dans les airs avec sa belle.

J’avais remarqué lors de la retransmission la Sophie de Katharina Konradi, cette reprise donne ses chances à la toute jeune et excellente Liv Repath (le BSO regorge de surprises…) qui campe une Sophie au timbre fruité, juvénile et gracieux pour un personnage dont Kosky valorise la jeunesse et l’insouciance, mais aussi la volonté farouche d’arriver à ses fins non sans une ambition et un courage chevillé au corps. Très très belle prestation.

Gunther Groissbock vu et entendu maintes fois dans ce rôle, confirme qu’il est le meilleur Ochs actuel du circuit. Le baryton-basse a tout d’abord une projection impressionnante, qui campe l’autorité (supposée) de son personnage dès son arrivée sur scène. Et puis il sait tout faire : passer d’un beau timbre aristocratique à un timbre plus comique aux multiples variations sonores, risquer ses graves abyssaux sans perdre quoique ce soit de la richesse de sa voix, cabotiner, draguer, jouer les vieux beaux, pour finir ridiculisé, tout fait « vrai » dans sa prestation et l’on se félicite d’avoir un tel interprète pour cette dernière soirée du Rosenkavalier. 

Mais tous les rôles sont très brillamment tenus : Johannes Martin Kränzle, magistral Faninal, Galeano Salas, excellent "chanteur italien", sémillant Ulrich Reß en Valzacchi, qui sera d’ailleurs récompensé à l’issue de la représentation par Serge Dorny annonçant le départ en retraite du chanteur après 38 ans de bons et loyaux services dans cette exceptionnelle « troupe » des chanteurs du Staatsoper.

Ce qui rend les soirées munichoises si particulières, c’est ce sentiment d’amour de la perfection que chaque artiste donne en jouant ou chantant, qui est une marque de fabrique à laquelle la maison bavaroise reste fidèle.

Longue et interminable ovation ce soir pour ce si beau Chevalier à la Rose !

 

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