Magnifique récital de Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch à Munich, le 23 juillet : So good to be back !

Récital Jonas Kaufmann, Helmut Deutsch

23 juillet, Munich, Staatsoper


 

Depuis près de quinze ans, il ne s’était guère passé plus de six mois avant que le public de l’Opéra de Munich, n’aie l’occasion d’applaudir « son » ténor, Jonas Kaufmann, star international et bavarois. De prises de rôles prestigieuses en « Premières » spectaculaires, sans oublier les réguliers « Liederabend », « Jonas » était toujours régulièrement présent, en direct, dans cette salle toute rose et si spontanément chaleureuse et reconnaissante.

Même durant les périodes complexes de confinement ou semi-confinement, le ténor assurait régulièrement des prestations dans « son » théâtre avec ou sans public mais toujours avec une retransmission permettant à chacun de se sentir un peu renaitre. Il avait même « profité » de ses longs mois de chômage technique pour enregistrer deux longs CD de Lieder, avec son excellent partenaire, celui qui fut son professeur à la Haute Ecole de musique de Munich, le pianiste Helmut Deutsch, ajoutant une panoplie impressionnante de Brahms, Schubert, Beethoven, Litzt et bien d’autres joyaux plus ou moins connus.

Mais après un très étonnant et totalement inédit « Tristan und Isolde », en juillet dernier, dirigé par le génial Kiril Petrenko, où il proposait, une fois encore, une de ses interprétations uniques qui font grincer des dents les « spécialistes » mais séduisent le public par son originalité et sa crédibilité, suivi d’une apparition au concert d’adieu du directeur de l’Opéra de Munich, Nikolaus Bachler et de son directeur musical Kiril Petrenko, devenu depuis un an le « chef » du prestigieux Philharmonique de Berlin, il n’était pas réapparu sur la scène de sa ville natale. 

C’est dire si les grandes fébrilités des attentes un peu trop longues était perceptibles ce soir du 23 juillet, devant les entrées du BSO, en haut des marches de pierre où se pressait une foule nombreuse, venue plus d’une heure avant le début du concert pour se croiser, se saluer, se réjouir de ce retour. D’autant plus que le ténor avait donné quelques frayeurs début juillet en annonçant, qu’atteint par une forme de Covid assez sévère, il avait du annuler ses prestations prévues à Londres dans le doublé Cavaleria Rusticana/Pagliacci dirigé par Antonio Pappano.

Et il est probable que le BSO n’avait pas à ce point totalement rempli la salle, au cours de cette saison, la première du nouveau directeur Serge Dorny.

L’art du Lied façon Jonas Kaufmann est assez unique même son style peut évoquer le regretté Wunderlich dans certains de ses airs les plus emblématiques, il a la particularité de « raconter » une petite histoire en quelques mots, n’hésitant pas à varier les sonorités, enrichir les harmoniques, passer du pianissimo au fortissimo dans des élans presque guerriers avant de murmurer à l’oreille du public. Et c’est d’ailleurs cette technique, hors norme et fabuleuse, qui lui permet de créer immédiatement dès son arrivée, sans se perdre en saluts, sourires ou autres cabotinages habituels du ténor « en scène », une atmosphère d’intimité avec chacun des spectateurs. Le silence, l’attention, la passion même sont perceptibles, malgré le malaise d’un spectateur, rien ne vient perturber ce passionnant récital, même pas quelques applaudissements intempestifs mais sincères, entre deux Lieder lors de la première partie.

Et comme, toujours sans ostentation, avec la simplicité et la sobriété de celui qui veut juste prolonger la magie de la soirée aussi longtemps qu’il lui sera possible, il offre cinq Lieder supplémentaires, signifiant l’heure de se séparer par le « Guten Abend, gut' Nacht » de Brahms, tendrement sussurré, le public se lève d’un seul bloc pour une longue et émouvante standing ovation.

Pourtant, il est arrivé au cours de la soirée et des deux heures de chant juste interrompues par l’entracte, que l’on tremble pour la voix du ténor qui parait parfois un tout petit peu fragilisée sur certains passages, mais c’est fugace et si bref, que cela n’entache nullement la beauté de son retour triomphal sur scène.

Helmut Deutsch est bien plus qu’un accompagnateur, surtout dans la deuxième partie particulièrement virtuose pour le pianiste, composée de Lieder de Liszt, rarement exécutés sur scène faute justement d’un pianiste capable de dominer la complexité de la partition. Il est donc omniprésent, en soutien, en compagnon, dialogue ou accompagne le chanteur, dans une osmose qui leur est propre, et date à présent de plus de trente ans. Aucune « utilisation » de l’un par l’autre, une convergence, une compréhension réciproque et une intelligence musicale commune. C’est ce qui donne ces interprétations à nulle autre pareille qui vous conduisent, récit après récit, dans un « ailleurs » de légendes, de drames, de doux chants d’amour, de berceuses, bref, cette richesse unique du Lied allemand.

En commençant par le difficile « Adélaide » de Beethoven, Kaufmann expose d’ailleurs immédiatement sa voix aux difficultés vocales qu’il domine tout en transmettant aussitôt une certaine fièvre au public par le caractère un peu hypnotique de cette répétition « Adélaide » qui s’inscrit brièvement après des phrases aux mots longuement tenus ou aux phrases emphatiques et heurtées « Wellen rauschen und Nachtigallen flöten » (Les vagues rugissent et les rossignols sifflent) tandis que le piano arpège tranquillement, accélérant, ralentissant, s’arrêtant en phase parfaite avec l’expressivité sans cesse changeante du ténor. 

Suit le sautillant et énergique Musensohn (le Fils de la Muse) de Schubert, charmante et chantante histoire de recherche de mélodies où il est question d’hiver, de rossignol, de fleurs, de tilleuls, de la nature et de cette course éperdue : « Ihr gebt den Sohlen Flügel/Und treibt, durch Tal und Hügel » (Tu donnes des ailes aux semelles/ Et roule, à travers vallées et collines).

La chanson de Mendelssohn qui suit « Auf Flügeln des Gesanges » (Sur les ailes de la chanson), écrite par Heinrich Heine, est à nouveau l’occasion d’un bel exercice sur la « musique » des mots, le jeu sur les consonnes du poème, délicieusement et délicatement mis en musique, que nos artistes interprètent avec beaucoup de lyrisme.

L’air de Grieg, "Ich liebe dich", joue sur la beauté des rimes allemandes des très beaux mots de Seligkeit (bonheur) et d’Ewigkeit (éternité) avec la fièvre de cette déclaration d’amour simple et universelle. Magnifique crescendo sur « in Zeit un Ewigkeit » tout en délicatesse.

Plus rythmé et plus soutenu après la douceur du Lied précédent, celui de Schumann, Widmung (dévouement), commence très énergiquement et la voix du ténor confirme qu’elle est saine et intacte avec ces incessants changements de rythme soutenant le propos du poète, ses pianos, ses forte, et la souplesse d’une voix très caressante au timbre sombre sans être mat. Quelques difficultés et écueils de la partition sont parfaitement maitrisés, notamment les écarts de notes brutaux, les forte soudains et un pianissimo à peine murmuré sur les derniers vers (Sang ein Nachtigall) pour ce "In Waldeseinamkeit" (solitude dans la frêt) de Brahms suivi du très émouvant petit air de Dvorak « Als eine alte Mutter » avec ses modulations et son magnifique crescendo final, poursuivent un programme de première partie varié et riche sur tous les plans. Tchaikovsky et surtout le magnifique Allerseelen de Richard Strauss permettent au ténor de donner encore plus de nuances et de contrastes à son chant (« Wie einst in Mai » d’abord pianissimo puis fortissmo en reprise, c’est très impressionnant), avant Wolf et le célèbre « Selige Stunde » de Zemlinsky que Kaufmann et Deutsch avaient choisi comme titre de ce trèsbeau CD qui contient tous ces Lieder. Le « und schlafen » final est un murmure pourtant parfaitement audible. L’art de Kaufmann.

Le Mahler qui suit « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je suis perdu pour le monde) est solennel et grave, empreint d’une profonde tristesse résignée, très émouvante, variation sur la mort qui conclut cette première partie.

Pour la seconde partie, Kaufmann et Deutsch ont choisi un ensemble des très nombreux Lieder de Liszt dont on a déjà eu l’occasion de dire qu’ils étaient peu connus, même si parfois les mélodies le sont, parce que jouées au piano solo ou écrites au départ pour l’instrument dont Liszt était l’un des virtuoses les plus fameux.

Autant dire que l’exécution, qui frise ce soir la perfection, n’est pas aisée ni pour l’un ni pour l’autre et nécessite un travail très éloigné de la routine qui domine parfois ces récitals de Lied trop souvent donnés par facilité, notamment les cycles de Schubert.

Et l’on est immédiatement conquis par l’agilité de Deutsch au piano, son exécution autonome de partitions complexes introduisant le chant de Kaufmann, dialoguant avec lui ou l’accompagnant directement. Commençant par le très énergique « Vergiftet sind meine Lieder » (mes chants sont empoisonnés), le duo montre immédiatement la maitrise qu’il a de cette partition heurtée qui sollicite une haute technique des deux « instrumentistes ».

La suite est tout aussi séduisante, des syllabes et notes caressées :  « Im Rhein » avec ses pianissimo rêveurs et hyptnotiques, les deux versions de « Freudvoll und Leidvoll » qui alternent le lyrisme tranquille et soutenu aux notes courtes et heurtées, avec une infinité de nuances, le fameux « rêve d’amour » qu’il est si agréable de jouer au piano et qui se révèle très enrichi par le poème de Freiligrath « O Lieb, so lang du lieben kannst », les mots chantent avant même d’être mis en musique et l’interprétation de Kaufmann est si belle qu’elle arrache une brève ovation du public conquis et bouleversé (alors qu’on n’applaudit pas entre les Lieder d’un cycle…). Et c’est toujours dans un silence proche du recueillement que Kaufmann et Deutsch abordent les petits récits percutants que sont « Der König in Thule » (le Roi de Thule), « die Drei Zigeuner » (les Trois Tziganes), le court et percutant « Die Glocke von Marling » et le final au comble du romantisme « Die Loreley ».

Les cinq bis octroyés sans difficulté par les artistes auxquels le public rend un vibrant hommage avec force de « bravos » criés et de tapages de pied sur le sol, restent dans la même veine, toujours extraits des deux magnifiques CD récemment enregistrés.

Là non plus, pas d’effet de style, d’airs connus qui « marchent » toujours. On reste dans l’intimité et la beauté des Lieder allemands, la musique des mots de ces poèmes magnifiés par des compositeurs de très grande inventivité, et avec une interprétation d’une richesse inouie qui séduit même les spectateurs étrangers pour qui l’allemand reste incompréhensible.

Spectateur, rentre chez toi heureux et « Schlaf nun selig und süß/schau im Traum ’s Paradies » (Dors maintenant dans le bonheur et la douceur, au paradis du rêve).

Merci messieurs pour cette belle soirée !

Et comme en écho, Kaufmann a publé aussitôt sur son site un chaleureux « Danke München, so good to be back! ».


Photos c)Wilfried Hösl


Programme

Ludwig van Beethoven (1770–1827)

   Adelaide, op. 46, 1795/96

Franz Schubert (1797–1828)

   Der Musensohn, op. 92 Nr. 1, 1822

Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809–1847)

   Auf Flügeln des Gesanges, op. 34 Nr. 2, 1833/34

Edvard Grieg (1843–1907)

   Ich liebe dich, op. 5 Nr. 3, 1864

Robert Schumann (1810–1856)

   Widmung, op.25 (Myrten) Nr. 1, 1840

Johannes Brahms (1833–1897)

   In Waldeseinsamkeit, op. 85 Nr. 6, 1879

Antonín Dvořák (1841–1904)

   Als die alte Mutter, op. 55 Nr. 4, 1880

Pjotr I. Tschaikowski (1940–1893)

   Nur wer die Sehnsucht kennt (Lied der Mignon), op. 6 (1. Liederheft), 1869

Richard Strauss (1864–1949)

   Allerseelen, op. 10 Nr. 8, 1882/83

Hugo Wolf (1860–1903)

   Verborgenheit, 1888

Alexander von Zemlinsky (1871–1942)

   Selige Stunde, op. 10 (Sechs Lieder und Gesänge) Nr. 2 (1901?)

Gustav Mahler (1860–1911)

   Ich bin der Welt abhanden gekommen,

   Lieder nach Texten von Friedrich Rückert (1788–1866) Nr. 4, 1901

Pause

Franz Liszt (1811–1886)

   Vergiftet sind meine Lieder, S 289, 1844

    Im Rhein, im schönen Strome, S 272.2 (2. Fassung), 1854

   Freudvoll und leidvoll (Klärchens Lied aus Egmont) 2.Fassung, S 280.2, 1849

   Freudvoll und leidvoll (Klärchens Lied aus Egmont) 1.Fassung, S 280.1, 1844

   O lieb, solang du lieben kannst, S 298 ,1845

   Es war ein König in Thule, S 278.2 (2. Fassung), 1856

 

 

“Bis”

Es muss ein wunderbares sein - Franz Liszt (1852)

Nichts – Richard Strauss

Mondnacht - Schumann

Still wie die Nacht – Carl Bohm

Guten Abend, gut' Nacht - Johannes Brahms

 

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