La grande force tragique du Peter Grimes de Jonas Kaufmann à Munich, soirée d'exception

Peter Grimes



De Benjamin Britten

Livret (anglais) de Montagu Slater, d'après le poème « Peter Grimes » tiré de The Borough (1810) de George Crabbe. Création à Londres le 7 juin 1945

Opéra de Munich, représentation du 21 Septembre 2022


Direction musicale : Erik Nielsen

Mise en scène : Stéphan Herheim

Peter Grimes : Jonas Kaufmann

Ellen Orford : Rachel Willis-Sorensen

Balstrode : Christopher Purves

Auntie : Suzan Bickley

Nieces : Lindsay Ohse et Susan Gilford

Bob Bolse : Kevin Conners

Swallow : Brindley Sheratt

Mrs Sedley : Jennifer Johnson

Rev. Horace Adams Siméon Esper

Ned Keene  Sean Michael Plumb

Hobson Daniel Noyola

Bayerisches Staatsorchester

Bayerischer Staatsopernchor


Photos c)Wilfried Hösl

 

L’Opéra de Bavière ouvrait sa nouvelle saison avec la reprise de Peter Grimes, dans une mise en scène de Stéphan Herheim, créée en mars dernier. L’œuvre de Benjamin Britten n’avait pas été donnée à Munich depuis vingt ans et le public allemand n’est pas forcément très familiarisé avec l’œuvre phare du compositeur britannique. La soirée a pourtant largement séduit, emportant l’adhésion du public, du fait de la clarté d’une mise en scène très belle visuellement et des performances exceptionnelles des rôles principaux, conduits par le couple charismatique formé par Jonas Kaufmann (Peter Grimes) et Rachel Willis-Sorensen (Ellen).

Je n’avais pas encore expérimenté à ce point le changement de perception d’une mise en scène du fait de l’interprétation radicalement différente de son héros, Peter Grimes. En mars dernier, j’étais à Munich pour la Première de ce Peter Grimes réalisé par l’astucieux metteur en scène qu’est Stéphan Herheim et j’en étais ressortie peu convaincue par le sort qu’il réservait au personnage principal, qui apparaissait presque évanescent, comme un fantôme déjà hors de ce monde, glissant en quelque sorte dans l’histoire sans la marquer vraiment de son empreinte, et donnant de l’ensemble une vision assez confuse.

L’arrivée de Jonas Kaufmann dans la distribution, bouscule très largement la cohérence d’ensemble pour faire d’une représentation moyenne, une soirée d’exception où tous les personnages imaginés par Britten prennent soudain une dimension tout à la fois sociale, sociétale et dramatique, qui tourne -comme il se doit- autour de ce maudit marin pêcheur, autour de ses obsessions, de ses ambitions, de sa folie, de ses rêves et de sa brutalité, tout à la fois frustre et poète, incapable d’empathie à l’égard des petits mousses qu’il exploite dans une bourgade pauvre où le travail des enfants est la condition pour que la pêche rapporte. Sans doute, le « méchant » Grimes est parfois comme l’ogre qui mange ses proies, les violente et provoque leur mort. Mais il est aussi l’homme qui fait rêver Ellen, l’institutrice, l’intelligence sociale du village, qui a jeté son dévolu sur ce personnage forcément complexe, et veut, malgré les faits et leur répétition, lui faire confiance presque jusqu’au bout. 

Peter Grimes est sans doute l'oeuvre la plus aboutie de Britten capable de nous offrir le meilleur sur le plan orchestral, puisqu’outre un prologue qui annonce les thèmes des personnages et dont les airs et les styles différents reviendront tout au long de l’œuvre, Britten nous propose également 6 interludes purement orchestraux qui ouvrent chacun des tableaux successifs et sont des morceaux à part entière, d’une beauté stupéfiante, et qui évoquent  la nature, la mer, la houle, le balancement des bateaux, les marées qui ponctuent la journée sous l’influence de la lune, le vent et les tempêtes ne s’entendent pas uniquement au travers de cet orchestre contrasté et d’une richesse incroyable qu’on saisit rarement entièrement à la première écoute. Les interludes pairs sont tragiques, la tempête, la mort de l’apprenti, l’issue fatale, les impairs plus légers évoquant l’aurore, la plage ensoleillée, la lune. Contraste permanent entre l’ombre et la lumière, l’espoir et l’anéantissement.

Dans cet écrin complexe, l'oeuvre est également vocalement très excitante puisque les personnages participent aussi de ce mouvement permanent de la mer et des vents, par leurs chants heurtés, changeants, mouvants, rythmés, avec un génie de l’évocation qui fait que même, sans la moindre mise en scène, on entend la mer… Et chacun a son propre style musical, dans un ensemble très varié qui va du « parlé simple », au récitatif, au monologue déclaratif, à l’aria enfin : grandiloquence de Swallow par exemple avec de longues phrases musicales opposé au style haché, en permanence excité de Boles, les phrases rapides et rythmées en tierce des nièces sur lesquelles on pourrait presque danser, les mesures longues et descendantes d’Ellen… Peter Grimes a lui à peu près tous les styles à affronter : interjections brèves, cris violents, parlé, longues phrases lyriques, des répliques bondissantes, sans parler des intervalles importants et fréquents (sauts de neuvième) et de l’ensemble de la tessiture très tendue que le rôle impose.

Disposer d’une distribution exceptionnelle comme c’était le cas lors de cette première représentation de la saison à Munich, est incontournable pour apprécier l’ensemble de cette œuvre rude et parfois même abrupte qui distille pourtant un charme incroyable.

Le décor unique qui s’agrandit ou se rétrécit selon les scènes, forme un immense hall au plafond en coque de bateau renversé. On y entre par les côtés (porte ou échelle d’ailleurs), et par le fond, où se dresse une estrade, pour le procès de Grimes puis pour illustrer le bateau, les rassemblements de villageois, la fêtes aux lampions, le désert moral de Peter Grimes. En fond de scène, de superbes représentations fixes ou en mouvement, de la mer, de cet océan qui engloutit, qui menace, de cette atmosphère marine omniprésente avec ses vagues gigantesques, ce vent permanent. La foule est un personnage-clé, et les mouvements orchestrés par la mise en scène, sont autant de ballets millimétrés (auxquels l’éclairage fabuleux donne une dimension supplémentaire de « foule » rejetant l’anomalie dans la communauté des villageois) qui emprisonnent Peter Grimes dans un destin inéluctable vers la mort.

Et là encore, bien plus que lors de la Première en mars dernier, l’orchestre et les chœurs semblent avoir trouvé la synchronisation idéale pour dérouler cette histoire où texte et musique s’enroulent comme emprisonnés dans un long filet sans issue, dominés par un thème lancinant que l’on va retrouver de l’ouverture au final, dans le chant de Peter Grimes et dans les six interludes musicaux  qu’Herheim sait mettre en valeur dans les véritables « tableaux vivants » qu’il propose, tissant un ensemble où la montée dramatique est constante et prend le spectateur aux tripes. 

L’enfant est tout vêtu de blanc, comme l’ange pur sacrifié, lui aussi très présent sur la scène comme pour rappeler que de la première note à la dernière, c’est le sort de ces innocents qui est au centre de la haine peu à peu suscité par Peter Grimes qui ne cesse d’enfler autour de la rumeur de sa cruauté. Vêtements d’un blanc pur et lumineux qui forment une opposition lourde de sens avec le « costume » d’un blanc douteux et d’une crasse certaine que porte le pêcheur. L’anti-héros qui n’est jamais vraiment sympathique et auquel Jonas Kaufmann, ce soir, a donné une dimension phénoménale.

Comme un aimant que le spectateur ne quitte jamais des yeux dès qu’il parait sur scène, le Peter Grimes de Jonas Kaufmann est unique. Plus proche de Vickers dans l’incarnation physique de l’homme intérieurement torturé et extérieurement halluciné, que de Pears (l’amant de Britten, créateur du rôle), il joue sa partition personnelle sur le plan vocal, comme il le fait d’ailleurs pour tous les rôles dont il apprécie la complexité psychologique comme musicale. Il est impossible de le rapprocher d’un autre Peter Grimes, il bouscule littéralement toutes les traditions, alternant, parfois en quelques secondes, les vociférations tonitruantes totalement extériorisées avec les murmures intérieurs d’une âme brisée qui ne sait pas, qui ne sait plus…

Son « What harbour shelters peace » est un monument de complexité, l’acteur se livre à un numéro de désespoir communicatif tandis que le chanteur offre une palette complète de toutes les couleurs, nuances, changements de ton, de style, de timbre, de rythme dont il est capable. Pieds nus, presque dépenaillé dans un vilain costume d’un blanc sale, Jonas Kaufmann nous livre seul sur scène, l’un de ses inoubliables moments de grâce absolue. Et depuis qu’il a abordé un rôle qui lui tenait à cœur, pour la première fois à Vienne au printemps dernier, il a mûri son personnage, défiant les difficultés vocales qui ne sont pas toujours dans l’absolu dans sa zone de confort, et maitrisant l’ensemble du personnage qu’il rêvait d’incarner.

Face à lui, et en parfaite osmose, l’Ellen de Rachel Willis-Sorensen est un monument d’humanité, magnifiquement incarné par la très belle soprano américaine, dotée d’un timbre pulpeux, chaleureux, presque maternel. C’est la seule qui s’intéresse vraiment au sort de l’enfant avec qui elle dialogue et qu’elle défend « Now let him rest » contre les exigence inhumaines de Peter Grimes.  Leurs relations d’amour et d’amitié, socle sur lequel reposent les moments de poésie de Peter Grimes, sont sincères et crédibles, leurs voix s’entremêlent dans les duos qui les opposent à propos de l’enfant avec le désespéré « Peter, we’ve failed ! » tandis que leurs parties respectives forment le contraste voulu par Britten, qui a réservé à sa soprano les mesures les plus lyriques de sa partition.

On la voit douter de l’homme qu’elle aime, puis s’en éloigner – déchirant « Ellen give me your hand…gossip is shouting » de Peter-  pour le laisser seul face à son destin après une dernière tentative « Peter don’t you hear me ? » quand Balstrode lui lâche la main en lui désignant l’océan comme tombeau « Sink here, good bye Peter ».

Le Basltrode de Christopher Purves est un personnage plutôt haut en couleurs, très « typé », très crédible, sans doute moins pittoresque que ne le fut récemment Bryn Terfel à Vienne (qui avait l’avantage d’être plus grand et nettement plus massif que le Peter Grimes de Kaufmann ce qui n’est pas le cas de Purves) mais qui campe son personnage sans difficultés vocales malgré l’âpreté du rôle et qui domine parfaitement son sujet, à l’aise lui aussi dans la mise en scène d’Herheim.

Outre ces trois rôles principaux, il y a de nombreux personnages secondaires mais importants dans ce beau Peter Grimes et chacun, chacune tient très bien son rôle, tant par une grande présence scénique que par une qualité vocale indiscutable (citons notamment le très sonore et très charismatique Swallow de Brindley Sheratt, la Auntie brillante de Suzan Bickley accompagnée de ses pétulantes et dansantes nièces Lindsay Ohse et Susan Gilford, qui donnent efficacement sa pointe d’humour à ce très tragique et triste Peter Grimes, le Bob Bolse énergique de Kevin Conners, la Mrs Sedley autoritaire de Jennifer Johnson, le Rev. Horace Adams, rôle tenu par un ténor de qualité à la très belle voix, Siméon Esper et le Ned Keene du baryton Sean Michael Plumb. Beaucoup d’habitués du plateau de Munich qui pour cette Première de la saison, affichait une belle santé et une belle énergie.

Et l’autre star incontestée de la soirée, ce sont bien, les chœurs qui font une démonstration scénique et musicale de premier plan, en phase avec les solistes comme avec l’orchestre qui sert avec talent, ce tissu orchestral et vocal complexe, lui rendant tout à la fois ses caractères de musique de chambre, de mélodies country, de déchainement orchestral puissant, comme une sorte de mosaique subtile qui épouse étroitement les sucessions de tableaux qui aboutiront au drame final.

La direction de Erik Nielsen, lui aussi ovationné, se montre très respectueuse de la complexité de la partition et de l’ensemble des protagonistes, solistes vocaux et instrumentistes, chœurs, qu’il accompagne avec beaucoup d’attention dans leurs recherches de nuances infinies, toutes ces qualités qui font la différence et les soirées les plus marquantes.

Et celle-ci restera longtemps ancrée dans ma mémoire. 





Ma critique de la Première en mars 2022

https://passionoperaheleneadam.blogspot.com/2022/03/opera-de-munich-le-6-mars-peter-grimes.html


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