The Outcast d'Olga Neuwirth à la Philharmonie de Paris : un beau plaidoyer contre l'intolérance magistralement interprété

The Outcast



("le paria", d'après Moby Dick d'Herman Melville)

Musique d'Olga Neuwirth

Livret de Barry Gifford et Olga Neuwirth

Monologues pour Old Melville d’Anna Mitgutsch

Créé en 2012 à l’Opéra de Mannheim

 

Lundi 26 septembre 2022 — 20h00 - Philharmonie de Paris

 

Ensemble intercontemporain

Orchestre du Conservatoire de Paris

Company of Music

Münchner Knabenchor

Matthias Pintscher , direction

 

Susanne Elmark , Ishmaela

Otto Katzameier , Ahab

Andrew Watts , Queequeg

Anna Clementi , Bartleby

Johan Leysen , Old Melville

Steve Karier , Père Mapple

Johannes Bamberger , Starbuck

Peter Brathwaite , Stubb

Soliste du Münchner Knabenchor , Pip

Robin Meier , projection sonore

Netia Jones , réalisation et design vidéo

 

Photos © Anne-Elise Grosbois 


Oeuvre foisonnante sur le plan musical et littéraire, The Outcast, magistralement exécutée hier soir sur la scène de la Philharmonie de Paris, ne peut laisser personne indifférent. Sous titrée "A musicstallation Theater"

Plaidoyer contre l'intolérance, l'exploitation, les discriminations, la démesure, le pillage de la nature et en faveur du mélange des cultures et des peuples, The Outcast est aussi un immense hommage à Herman Melville, cet écrivain du voyage, de la rupture, de la dénonciation de l'absurde, autour de son roman phare, Moby Dick mais aussi au travers d'autres écrits fascinants de modernité comme le fameux "Bartleby : une histoire de Wall Street" où ce clerc de notaire en apparence si consciencieux et ordinaire, deviendra le roi de la résistance passive à l'exploitation, en répétant à l'envi cette phrase presque intraduisible "I would prefer not to". Une autre nouvelle de Melville "les Encantadas", les "Iles enchantées" (les Galapagos) tirée elle aussi du même recueil "The Piazza tales" inspirera une oeuvre éponyme d'Olga Neuwirth que la Philharmonie de Paris présentera en décembre prochain.

L'ossature de l'histoire racontée par Olga Neuwirth en paroles, en chant et en musique instrumentale classique et électronique, est celle d'un "vieux" Melville, se confrontant à son enfance puis à son métier d'écrivain et aux personnages qu'il a créés dans Moby Dick au travers des diverses péripéties de ce roman culte.

Mais l'histoire multiplie les références aux autres oeuvres citées, en mettant en scène un Bartleby qui va répéter à l'envi et marteler son "I would prefer not to" à chacune de ses interventions, et en évoquant ces fameuses îles au cours du voyage.

C'est surtout une oeuvre globale d'une très grande richesse, qui traite, au travers de son propos, de multiples sujets d'actualité, renvoyant à la richesse de la pensée et de l'écriture de Melville, en les actualisant et les modernisant. Nous aurons les personnages qui font la cruelle expérience des discriminations raciales, la femme déguisée en homme (Ismaela devient Ismael) car les femmes sont interdites sur les navires et doivent se déguiser pour embarquer. Mais les textes "compilés" par Olga Neuwirth pour son opéra, traitent aussi de la cupidité, de l'envie de richesse et de puissance, du rôle de l'autocrate fossoyeur de la démocratie, du populisme et de l'aliénation du peuple exploité, de la destruction de la nature par son pillage anarchique, résultat de la toute puissance de Wall Street et du dieu "money". Ils ne sont pas tous de Melville puisque Olga Neuwirth convoque également Lewis Caroll, Lautréamont, Edward Lear et Walt Whitmann pour composer son livret.

La parole, récitée ou chantée, y est donc prépondérante, la musique l'accompagne tout comme l'image.

Le dispositif adopté par la Philharmonie de Paris et l'ensemble intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher, est efficace sur le plan visuel comme sonore, profitant de la belle acoustique de la salle, adaptée à des oeuvres "mixtes" comme cet Outcast. En première lignes, les chanteurs solistes (avec dispositif d'amplification des voix parlées et parfois des voix chantées), derrière eux l'orchestre classique et les instruments électroniques, en dernière ligne les choeurs d'hommes et sur les hauteurs dans les gradins de l'arrière-scène, côté cour, le groupe compact des choeurs d'enfants, très présents dans l'oeuvre. Au dessus, cinq écrans sur lesquels seront projetés des images évocatrices de la narration : deux grands écrans dont l'un chevauche légèrement l'autre et qui n'en font qu'un avec un aspect de relief, trois petits écrans comme en écho.


Et dès le début, "la mer grise", première partie de l'opéra, les deux personnages clé sont présentés : elle en noir à droite (côté cour), qui déclame aussitôt "Call me Ishmael", qui explique son déguisement en homme (Ismael est en fait le narrateur dans le roman), lui en chemise blanche à gauche (côté jardin), assis à sa table, qui écrit, c'est "the Old Melville". Son texte est le plus souvent parlé, tandis que celui d'Ishmael alternera le chant (soprano) et le récit, évoquant, comme pour d'autres personnages, l'alternance lyrique classique entre "récitatifs" et "arias".

Les thèmes abordés par les deux protagonistes, renforcés par l'intervention des choeurs d'hommes et des choeurs d'enfants, sont déjà d'une grande richesse narrative : The Old Melville (Johan Leysen), rappelle le naufrage d'un baleinier en 1821, envoyé par le fond par un cachalot et évoque alors le crash de Wall Street, la ruine du "black friday" qui toucha son père, dénonçant ce Leviathan moderne avant de décrire la course à la baleine pour produire à tout prix cette huile, base de l'énergie qui dope la croissance et la spéculation qui rend les hommes fous et les tue. Durant ce récit les écrans se couvrent de chiffres comme un immense tableau boursier où les compteurs s'affolent.En contrepoint Ishmael (Suzanne Elmark) assiste à un office religieux où hommage est rendu aux nombreux marins morts noyés, tandis que leurs noms s'affichent sur les écrans. 

Les autres personnages apparaitront peu après (par le simple jeu de l'éclairage), chacun avec ses caractéristiques physiques et vocales toutes différentes. Le Père Mapple est, comme Old Melville, un narrateur récitant (incarné par l'acteur Steve Karier), le petit Bartleby, le scribe obstiné, roi de la résistance passive, a la voix aigue de la chanteuse Anna Clementi, le capitaine Ahab, qui a perdu sa jambe arrachée par le cachalot, assoiffé de vengeance et qui les entrainera tous vers le désastre et prend peu à peu l'ascendant sur son équipage, est le baryton Otto Katzameier, l'étrange Queepeg flanqué de son harpon et qui effraye Ismaela avant qu'elle ne sympathise avec lui, est le contre ténor, Andrews Watt, Pip, le garçon de cabine que le capitaine protège contre les autres matelots est un un jeune soliste du Münchner Knabenchor, David Schilde, Starbuck, ténor (Johannes Bamberger) et Stub, baryton (Peter Brathwaite) complètent l'équipage du Pequod.

Les deux autres parties sont intitulées "la Mer bleue" et "la Mer noire" avant l'épilogue, nommé "la mer Verte". Mais l'oeuvre est donnée en continu, sans la moindre pause musicale et ce n'est que par l'évocation des différents thèmes dominants que l'on perçoit le passage d'une situation à une autre. A l'issue de ce voyage aussi mouvementé que fatal, où les images de la mer calme ou déchainée, prendront progressivement une place exclusive sur les écrans, il ne reste que Old Melville, le choeurs des enfants et Ismaela, qui enlève son foulard dissimulant sa chevelure de femme pour la conclusion.

L'orchestre très bien dirigé par son chef, spécialiste de cette musique contemporaine qui fait la part belle à l'art lyrique et sait s'appuyer sur des compositions classiques de référence, sonne bien, faisant entendre successivement ou en même temps, les "pupitres" électroniques (guitare électrique, orgue en particulier) et les pupitres classiques, notamment les cordes, les bois, les cuivres et les percussions.

Mention spéciale aux remarquables prestations des choeurs d'hommes et du réputé Knabenchor de Munich, qui ont marqué la soirée par la qualité de leurs chants.

Oeuvre puissante et universelle, The Outcast d'Olga Neuwirth sonnait aussi comme un avertissement à nos civilisations contre le danger de la destruction pure et simple.

Très bel accueil d'un public plutôt connaisseur qui a applaudit l'ensemble des protagonistes et accueillit chaleureusement la présence de la compositrice venue saluer !  


Le 27 septembre

Hélène Adam pour ODB

https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=24558#p427011

 


 


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