« Insieme, ensemble » Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier nous offrent un album de scènes d’opéras d’anthologie sous la direction d’Antonio Pappano

Insieme (ensemble), duos d’opéra


Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier

Avec l’orchestre de la Santa Cecilia de Rome sous la direction d’Antonio Pappano.

 

« Dieu, tu semas dans nos âmes/un rayon des mêmes flammes/le même amour exalté/ l'amour de la liberté ! / Dieu, qui de nos coeurs sincère/As fait les coeurs de deux frères/ Accepte notre serment ! Nous mourrons en nous aimant ! » (Don Carlos, Verdi, duo Don Carlos, Marquis de Posa). Quelle meilleure évocation de cette rencontre miraculeuse entre Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier que ces quelques phrases superbes d'une oeuvre majeure de Giuseppe Verdi ?

C’est l’événement de la rentrée lyrique et l’on ne peut que se réjouir que ce beau projet d’allier leurs voix et leurs talents, ait abouti, avec l’allant extraordinaire d’Antonio Pappano, qui insuffle rythme et vieà la tête de son bel orchestre de la Santa Cecilia de Rome. C'est un enregistrement studio et pourtant, le résultat est si enthousiasmant qu'il apparait en permanence capté en direct, sur le vif, dans l’élan commun d’une double incarnation de personnages d’opéra sur une scène face à un public.

Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier c’est une longue histoire d'amitié, qui commence en 2010 sur la scène de l’Opéra Bastille lors d’un Werther resté dans toutes les mémoires, où le ténor allemand révélait au public parisien médusé, le talent de ses interprétations uniques de personnages romantiques et tragiques et où le baryton français déjà célèbre sur les scènes parisiennes, rencontrait celui qui allait devenir son ami, questions d’affinités, de générosité récitproque sans doute aussi, d’atomes crochus comme l’on dit familièrement.

Mais c’est sur la scène de l’Opéra de Munich, à l’occasion d’un Don Carlo (version italienne) en juillet 2013 que les spectateurs chanceux découvrent leurs premiers duos live et remarquent leur étonnante belle entente dans l’un des duos baryton/ténor les plus célèbres de Verdi, « Dio, che nell'alma infondere ». Et c’est tout naturellement que, quelques mois plus tard, en décembre 2013 et janvier 2014, le baryton français trouve l’un des rôles de sa vie en incarnant le sombre, tourmenté et animé d’une soif vengeresse inextinguible, Don Carlo di Vargas dans la Forza del Destino. C’est une prise de rôle alors très attendue pour le ténor Jonas Kaufmann en Alvaro, et ce sont les fameux trois duos de cette œuvre qui marqueront les critiques sidérés d’autant d’engagement (scénique et même physique, comme vocal) des deux protagonistes. De l’inédit, du sidérant, de l’inoubliable avec ces moments uniques qu’offre le spectacle vivant et dont je me rappelle encore avec une émotion intacte puisque j'ai eu la chance d'assister à l'une de ces représentations à Munich.

Un premier concert récital commun avait d’ailleurs été donné par les deux protagonistes, décidés à approfondir un genre qui eut ses heures de gloire notamment avec l’enregistrement historique de Placido Domingo et Sherill Milnes il y a plus de cinquante ans. 

Les deux compères ont eu bien d’autres aventures ensemble durant ces dernières années, du fameux Don Carlos (version française) à Bastille en 2017, à ce magnifique Parsifal à Vienne en 2021.

S’il est probable que l’idée même d’un tel enregistrement ne serait pas venu à l’idée de leur label commun Sony Classical sans toute cette expérience qui garantissait un vrai savoir faire commun, il faut bien dire que le résultat dépasse largement tout ce qu’ils ont fait ensemble jusqu’à présent, avec ce « plus » magistral qu’est la baguette d’Antonio Pappano.

L'intensité dramatique de ces duos est sidérante de vérité, à tel point l'on s'attend à la salve d'applaudissements que ces incarnations plus vraies que nature, suscitent logiquement. Les deux "vivent" leurs scènettes particulièrement longues, complexes et complètes comme s'ils étaient en direct sans les reprises du studio. Génie d'une certaine alchimie entre deux artistes qui s'entendent à merveille (à la ville comme à la scène) et d’un chef d'orchestre, génie de l'opéra. Génie aussi de l'intelligence musicale de tous les protagonistes, sens incroyable du rythme, de la dynamique et des accélérations, le tout très loin de tout académisme malgré l'évident énorme travail qui a été nécessaire pour aboutir à ce véritable jumelage des voix et des styles avec émulation réciproque. Un plaisir des sens intense qu'ils nous transmettent instantanément.

Soulignons d’abord que si, tout naturellement, les deux artistes nous proposent les duos les plus célèbres de leur répertoire commun, ils choisissent une progression dramatique intelligente, et surtout de très longues scènes non tronquées et non réduites à leur « tube » en quelque sorte ce qui leur permet de « jouer » littéralement les drames qu’ils incarnent.

Si les deux artistes ont incarné respectivement Rodolfo et Marcello de la Bohème très souvent sur scène, c’est la première fois qu’ils nous offrent le célèbre « In un Coupé.. O Mimì, tu più non torni (O Mimi tu ne reviens pas) » ensemble. Leurs voix ont évolué depuis leurs premières interprétations, ont mûri mais malgré une perception d’abord un peu étrange, on est transporté très rapidement par le tourment commun qu’ils expriment au tournant de l’œuvre, lors de cet acte IV qui pose les marqueurs de la fin tragique des protagonistes loin de l’insouciance de leur jeunesse bohème.

L’extrait de la Gioconda, œuvre vériste puissante de Ponchielli, que les deux artistes devraient incarner sur scène cet été à l’Opéra de Sydney, est totalement inédit pour l’un comme pour l’autre. Le duos Barnaba/Enzo est particulièrement contrasté et animé, véritable dialogue qui voit les deux voix se parer de toutes les couleurs possibles, alternant les « pianis » presque murmurés avec de puissantes accélérations vers des fortissimo éblouissants. On devine sans peine que leurs prise de rôle sera un événement avec autant de complicité commune dès à présent.

Ensuite, leur choix se tourne résolument vers les duos les plus célèbres du maestro Verdi, orfèvre en la matière. Et c’est avec un immense plaisir que l’on découvre, inédit pour nos interprètes, ces deux extraits des Vêpres siciliennes, une œuvre que je trouve toujours sous-estimée et rarement bien servie. Les airs sont difficiles, le moins qu’on puisse dire est qu’en choisissant de les proposer en entiers, Kaufmann et Tézier n’ont pas donné dans la facilité mais la manière dont leurs timbres s’emmêlent, se mélangent, dans une diction parfaite, est là aussi, rare et précieux.

Pour Tézier, Verdi est presque naturel, tant sa voix, son style, son timbre, savent épouser le fameux legato à merveille. Pour Kaufmann, à la voix plus rocailleuse et moins « italienne », le challenge est plus héroique et le résultat, assez unique et vraiment excitant. Car ce qui donne tout le sel à cet album, c’est bien son extrême originalité qui prête quasiment un nouveau visage à ces airs connus des amateurs d’opéra. L’extrait de Don Carlos est sidérant de vérité dramatique. Certes les personnages qu’ils incarnent parlent du malheur de l’infant trahi par son père dans ses amours, mais c’est leur amitié, leur attirance réciproque, cette étrange et fascinante relation, « mon frère, mon ami », qui est célébrée dans cette scène d’amitié fraternelle remplie d’ambiguité sur les sentiments de l’un et de l’autre, qu’ils traduisent si parfaitement qu’ils nous arrachent des larmes d’émotion. « Dieu, tu semas dans nos âmes, un rayon de la même flamme, l’amour de la liberté… ». Et l’on frissonne.

Les trois duos de la Forza del destino, sont un must. C’est un peu là que tout a commencé entre eux et aucune paire Ténor/Baryton ne réussit un tel exploit dans l’interprétation aujourd’hui. Le premier duo est un duos d’amitié (Carlo ne connait pas encore l’identité d’Alvaro qu’il poursuit de sa haine vengeresse), douceur et élans d’affection réciproques, regrets de se quitter (Alvaro est mourant). Les deux suivants sont ces fameux affrontements où les deux artistes ont excellé sur scène à Munich comme plus tard à Londres. Pas une phrase n’est chantée de la même manière que la suivante, l’un comme l’autre inssufflent une dynamique sidérante qui nous entraine irrésistiblement dans le tourbillon de la haine brute de Carlo face aux hésitations d’Alvaro que l’on perçoit dans les silences, les reprises, le thème lancinant du destin qui revient quand Alvaro entonne « O fratello, Pieta, pieta » à l’acte IV. Douceur d’Alvaro, dureté de Carlo, puis colère et révolte d’Alvaro, montée des deux protagonistes, et abandon à nouveau d’Alvaro (l’enfer ne triomphera pas…) avant l’accélération finale. Incroyable interprétation, indescriptible, à écouter simplement pour comprendre ce qu’est une version historique à l’opéra.

Finir par « Otello », nous rappelle qu’hélas, ils devaient faire leurs prises de rôle ensemble à Londres sous la direction d’Antonio Pappano, mais que Ludovic Tézier en a été empêché et qu’un obscur baryton avait pris sa place. Là aussi la dynamique de ce long extrait, montre d’une part le talent de Tézier en Iago (je n’ai pas eu l’occasion de l’entendre encore sur scène) et confirme que d’interprétations en interprétations, Kaufmann approfondit son Otello qu’il maitrise de mieux en mieux, nous offrant toujours plus de recherches, de subtilités, de contrastes. Il y a des fulgurances uniques pour le duo le plus célèbre de l’œuvre qui termine l’acte 2 et s’achève en général par une ovation du public avant entracte. Ces échanges-là, où Iago distille le poison terrible de la jalousie dans l’esprit torturé d’Otello, sont ciselés, décortiqués avec leurs silences, le chant venimeux du baryton suggérant avec une cruauté contrôlée, la montée périlleuse vers le moment où Otello va exploser (sur le nom de Cassio) soumis à une trop grande tension psychologique. Verdi a rarement été aussi bien servi par cette incroyable double interprétation où les voix sont en phase totale l’une avec l’autre.

Nous n’avons pas là la recherche de beaux timbres à exhiber en pratiquant une concurrence mâle de décibels, mais à l’inverse, la volonté couronnée de succès, d’exprimer des sentiments humains, faits de chair, de sang, de souffrance et d’amour. Et c’est si rare, si unique, que l’on s’en délecte littéralement, ému en permanence.

Antonio Pappano dirige ses chanteurs et l’orchestre de la Santa Cecilia avec sa fougue habituelle, c’est un chef d’opéra, il sait donner théâtralité, vie, dynamisme à toutes ces scènes parmi les plus belles de l’art lyrique. On en sort étourdi de musique, de sentiments, de colère, de haine mais aussi de tendresse, de drames vécus, et on se dit qu’il faut de bien belles personnes pour donner autant de cœur et de talents à une aussi belle ouvrage.

A écouter et surtout réécouter, il y a tant de couleurs magnifiques à entendre. 

Les deux artistes annoncent un prochain concert ensemble à Baden Baden,le 8 janvier. Je n’hésite pas, j’y serai !

 

 

Détail des titres

1 La Bohème, Act IV: "In un Coupé?...O Mimi, tu più non torni" 4:55

 

2 La Gioconda, Op. 9: "Enzo Grimaldo, Principe di Santafior, che pensi?" 7:28

 

3 Les Vêpres Siciliennes, Act I: "Quel est ton nom?" 07:38

 

4 Les Vêpres Siciliennes, Act III: "Je n'en puis revenir" 10:44

 

5 Don Carlos, Act II: "Le voilà! C'est l'infant!" 08:53

 

6 La forza del destino, Act III: "Solenne in quest'ora" 04:15

 

7 La forza del destino, Act III: "Nè gustare m'è dato un'ora di quiete" 8:12

 

8 La forza del destino, Act IV: "Invano Alvaro" 9:32

 

9 Otello, Act II: "Tu?! Indietro! Fuggi!" - "Era la notte" - "Sì, pel ciel marmoreo giuro" 11:58




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