Opéra de Paris : de Carmen à Tosca, deux soirs de suite à Bastille, 21 et 22 novembre

Opéra de Paris Bastille, d’une soirée à l’autre, Carmen et Tosca





Photos Guergana Damanova pour Carmen, Vincent Pontet pour Tosca (OnP). 


Soirée du 21 novembre, Carmen (Bizet)

Je me suis trouvée assez embarrassée pour exposer un point de vue sur cette représentation de Carmen à l’opéra Bastille, compte tenu du nombre de fois où j'ai vu cette mise en scène de Calixto Bieito, en particulier dans ce lieu, avec d'autres interprètes qu'il est difficile dans ces conditions, de ne pas avoir dans l'œil et dans l'oreille, notamment Roberto Alagna et Bryan Hymel en Don José, Clémentine Margaine, Elina Garança, Anita Rachvelishvili en Carmen

Or cette mise en scène, qui ne vieillit pas trop mal et est devenue un classique depuis 20 ans qu'elle fait le tour des scènes (Barcelone, Paris pour la 43ème fois d'après le petit papier généreusement donné par l'OnP, Venise, Vienne), demande d'excellents acteurs capables d'occuper un plateau immense et très souvent vide puisqu'il représente l'arène de sable des corridas tout comme la place de Séville ou les montagnes où se réfugient les bohémiens. Quand il est occupé, c'est par une cabine téléphonique et un grand mât d'une part, des bagnoles d'autre part, les uns et les autres conduisant à une sorte de chorégraphie assez complexe de la part des solistes. Les mouvements de foule des chœurs (foule, enfants, soldats, bohémiens) forment également des tableaux millimétrés, l'une des grandes forces illustratives du mouvement et de l'action chez Bieito qui nous propose une Espagne des années 70 encore sous le joug franquiste.

Hier soir, j'ai trouvé que l'ensemble n'était pas très en place, beaucoup plus "froid" que toutes les autres fois, sans cette excitation qui doit naitre de la sensualité extrême de Carmen déteignant en quelque sorte sur un Don José, forcément "caliente" assez rapidement, sans oublier un Escamillo qui trouble le jeu par sa séduction et les ambiguïtés de la sage Micaela. Et sans parler de tous les nombreux rôles secondaires qui ne doivent pas, dans Carmen et surtout dans cette mise en scène qui leur laisse une grande place, être secondaires dans la qualité de prestation.

Pourtant Gaelle Arquez dans le rôle-titre nous propose un style de Carmen très personnel, de grande classe genre on peut être bohémienne et ne pas être vulgaire ou outrancière. Elle campe un très beau personnage, que, personnellement j'ai vraiment apprécié. Elle ne fait pas ce que faisaient ses illustres prédécesseurs (féminin ?), elle n'a pas la gouaille et l'esprit hyper provocateur qui les caractérisaient sur cette même scène, la voix est moins ample et moins généreuse, mais elle impose un autre style, très beau, et très bien maitrisé à un détail près : je trouve qu'elle ne marque pas suffisamment le rythme nécessaire dans les chansons les les plus enlevées notamment dans les parties finales, ce qui atténue incontestablement le côté séductrice et tombe parfois à plat. Mais tout ceci peut évoluer avec une plus grande aisance face à la partition et surtout un chef un peu plus dynamique (et sans doute selon les soirées...).



Michael Spyres apparait nettement moins à l'aise dans ce rôle qui n'est pas exactement dans ses cordes de toute évidence. Il peine à tenir ses notes dans le médium extrêmement sollicité par le rôle, ses aigus sont beaux mais le côté spinto nécessaire lui fait parfois défaut ce qui fait que l'orchestre le couvre régulièrement là où Arquez le passe sans problème. Sans doute gêné par une tessiture qui n'est pas tout à fait la sienne, il peine également à incarner son personnage et, mis à part le final où il est bien meilleur, il reste trop souvent planté sur le plateau sans rien exprimer de particulier et surtout pas cette passion ravageuse naissante qui le submerge peu à peu. Il faut surtout éviter de penser à Alagna ou à Hymel dans ce même costume qui brûlaient les planches littéralement sinon la comparaison est assez cruelle pour le ténor américain. Nous en sommes au début des représentations, ce sont ses débuts dans le grand vaisseau de la Bastille, comme ses débuts en Don José dans une mise en scène, il faut donc lui laisser sans doute un peu de temps pour gagner en crédibilité.

L'air de la fleur est bien exécuté avec un diminuendo final tenté mais assez peu tenu et assez loin quand même des performances des grands Don José de la décennie actuelle (ou précédente).

Je ne crois pas que Spyres ait grand chose à apporter à Don José (sans démériter en soi, j'ai entendu beaucoup de Don José beaucoup moins intéressants) alors qu'il excelle dans tant d'autres rôles et qu'on l'attend notamment dans les plus grands emplois de baryténor qu'il est le seul à exécuter à ce niveau de perfection. Mais on comprend un choix de carrière plus intéressant pour un ténor. La seule chose qu'on peut souhaiter, c'est qu'il ne laisse pas sa voix dans un rôle trop lourd.

L''Escamillo de Lucas Meachem n'est pas très convaincant de son côté : voix trop basse, trop grave, trop sombre et bien peu du punch qui fait partie de la séduction du personnage. 

A l'inverse nous avons une très belle Michaela de Golda Schultz, jeune soprano découverte il y a quelques années à Munich (fille fleur puis Freia notamment) au timbre magnifique, même si son air central "je dis que rien ne m'épouvante" a été un peu difficile, avec un léger vibrato non maitrisé.

J'ai trouvé les rôles secondaires (je ne détaille pas) très insuffisants globalement, depuis celui qui chante faux (mais fort) jusqu'à celles qu'on n'entend qu'épisodiquement, on est loin de la qualité des représentations des autres années. Mauvaise surprise donc.

Et je n'ai pas été très convaincue non plus par un orchestre de qualité certes, mais assez prévisible et aux tempi parfois très, trop, ralentis pour donner l'élan nécessaire à cette partition normalement très animée.

Par contre nous avions d'excellents chœurs (y compris les enfants).

Belle soirée parce que Carmen, c'est toujours bien, mais un soupçon de déception quand même, on reste un peu sur sa faim question émotion. (Il n'y a qu'une fois où j'ai failli partir avant la fin, c'était lors de la mise en scène de Yves Beaunesne, toujours à Bastille). 

 

 

Soirée du 22 novembre, Tosca (Puccini)

En décalage avec celle de la veille (Carmen), la représentation de Tosca, était infiniment plus émouvante et réussie.

J'avais la distribution pour laquelle j'avais réservé à savoir le Scarpia de Roman Burdenko (pour ses débuts à l'OnP), la Tosca de Elena Stikhina (pour éviter à tout prix Hernandez) et le Cavaradossi de Joseph Calleja (pour éviter à tout prix Brian Jagde). Les « subtils » contre les « bûcherons » faute d'autres propositions plus alléchantes dans ces deux rôles.

J'ai eu l'impression que l'orchestre n'était pas le même que la veille ? En tous cas il sonnait infiniment mieux, cordes soyeuses et dynamisme des cuivres et des percussions, moments élégiaques à pleurer sur place et moments climax particulièrement soutenus. Le jeune chef chilien Paolo Bortolameolli, m'a paru très à son affaire après pas mal de séances dans cette fosse depuis la fin des quelques prestations de luxe de Dudamel. Une direction - j'allais dire « rafraichissante » enfin quelque chose comme ça, une Tosca (je parle de l'oeuvre) tout à la fois réaliste, romantique, tendre, cruelle, « historique » et dramatique bien sûr. Un peu comme si on souriait avant d'avoir peur, on se détendait pour apprécier les situations avant d'être déchiré par leur dénouement, bref du grand art en phase totale avec la mise en scène et les chanteurs.

Et pourtant je connais Tosca par cœur mais l'on sait que les interprètes (du chef d'orchestre aux solistes en passant par le metteur en scène) peuvent donner d'autres dimensions à certains passages, renouvelant la « découverte » de l'un des meilleurs opéras pour « débuter » dans le genre. Et d'ailleurs, dans la salle archi pleine (c'est l'une des dates à moitié prix, c'est à méditer), au deuxième balcon, la plupart de mes voisins ne connaissaient pas Tosca et en ignoraient le dénouement (ça aussi c'est rafraichissant...et rajeunissant évidemment !)

Comme celle de Bieito pour Carmen, j'ai vu la mise en scène de Pierre Audi pour Tosca un nombre respectable de fois en ces lieux (y compris la Première avec Martina Serafin, Marcello Alvarez et Ludovic Tézier pour mémoire). 

Je me demande si ce n'était pas la première fois que j'étais (pour Bastille et ce décor) aussi bien placée, à savoir au premier rang plein centre du deuxième balcon. Le fait est que j'ai trouvée, cette fois, la mise en scène totalement adéquate à la dramaturgie et très avantageuse pour la compréhension de la tragédie comme pour le confort des chanteurs. A la réserve près du cadre du dernier acte qui pêche un peu par son côté "perdu dans les marais" en lieu et place du château de Saint Ange mais on s'habitue...comme d'ailleurs à cette énorme croix toujours présente au sol puis dans les cintres, suspendue comme une menace permanente.

Esthétiquement, décors et surtout jeu de lumière, donnent un écrin stylisé et simplifié mais tout fait explicite en trois lieux clairement identifiés et très différents : l'Eglise avec ses recoins qui permettent de rendre crédibles les cachettes et le jeu théâtral très bien dirigé des protagonistes, le bureau du palais Farnèse de Scarpia, là aussi avec une double paroi (rouge et blanc) en arrondi et des tas de détails qui m'avaient échappé les autres fois, comme le nombre de chandeliers, la croix, l'absence de fenêtre et l'immense double porte du fond, tous ces accessoires jouant un rôle dans la scénographie de l'acte 2 et enfin, ce no man's land improbable avec ses soldats qui montent la garde, la tente, les buissons et surtout cet infini de fond de plateau dont on ne voir pas la frontière, violemment éclairé quand la partie où se joue le drame reste dans une relative pénombre.

Et hier soir, tout fonctionnait très bien, prenait du sens à chaque minute, et "saisissait" littéralement la salle (ah ce cri collectif quand les coups de feu retentissent). Je pense que la beauté et l'efficacité de la mise en scène jouaient leur rôle, les précisions de l'orchestre aussi, mais forcément, le jeu et le chant des solistes avaient leur part.

Et si l'on peut reprocher à Elena Stikhina de n'être pas la meilleure Tosca de l'heure, c'est une tragédienne et sur scène elle occupe l'espace avec beaucoup d'efficacité. Je ne l'avais pas entendue dans ce rôle lors de la précédente série (j'avais eu Harteros), j'ai été déçue par sa récente Aida (en retransmission) mais j'ai trouvé sa Tosca infiniment plus intéressante que ce que j'ai lu jusqu'ici. D'une part, depuis le deuxième balcon (on ne dira jamais assez que l'acoustique y est parfaite), on l'entend très bien du grave à l'aigu en passant par le médium et si elle est couverte de temps en temps par l'orchestre, c'est rare et très passager, sans grand dommage pour sa prestation globale, le jeune chef étant incroyablement attentif à ses chanteurs (rien à voir avec Dudamel si j'ai bien compris). Ce qu'on peut lui reprocher (un peu comme à Angela Gheorghiu à qui elle fait souvent penser), c'est une voix qui manque de l'ampleur des grandes Tosca dans l'affrontement avec Scarpia en particulier. Je dirai, sans vouloir caricaturer, qu'elle minaude très bien mais peine un peu plus à convaincre quand son grand cœur et son courage prennent le dessus sur sa coquetterie.

Cela dit le meurtre de Scarpia est un immense moment, terriblement puissant de par la gestuelle parfaite des deux protagonistes et, elle se révèle une très très bonne actrice à cette occasion. J'ai vu cette scène des dizaines de fois et je pense que c'était l'une des plus réussies, sans pathos inutile. Elle transmet parfaitement bien cette rage qui la saisit, sa fébrilité ensuite quand elle cherche LE sauf conduit, puis sa tentative vaine de pousser les portes de la sortie, son retour sur ses pas pour accomplir les quelques gestes (éteindre les chandeliers, poser la croix devant le corps de Scarpia, se signer à genoux) qui provoqueront l'ouverture brutale des deux vantaux de la porte, l'illumination tout aussi brutale de la sortie et son cheminement vers son destin fatal. 

Le timbre est globalement très beau sauf quelques aigus un peu criés qui laissent à penser que la voix s'abîme un peu sur des rôles trop lourds pour elle, le médium ne m'a pas paru confidentiel mais l'ensemble de la tessiture est trop légère pour le rôle et son « il faisait trembler Rome » est vraiment trop ténu tout comme d'ailleurs son « rendez-vous devant dieu, Scarpia » ! Mais le « Vissi d'Arte » est bien négocié même si on se demande toujours ce que vient faire cet air dans le déroulé dramatique, avec toujours les réserves, non pas de puissance, mais de largeur et de profondeur de voix. Il vaut mieux n'avoir ni Sondra Radvanovsky, ni Anna Netrebko, ni Sonya Yoncheva, ni même Anja Harteros dans l'oreille pour l'apprécier dans son style. Mais, bon, c'est infiniment plus propre, plus séduisant, plus adéquat que Martina Serafin (qui a beaucoup sévi à Bastille en Tosca dans l'ancienne mise en scène comme dans celle-ci, hélas...).

Joseph Calleja était annoncé "souffrant mais chantant quand même" au rideau avant le début de la représentation. J'ai été amusée par la réaction de mes voisins (ah oui comme ça on lui pardonnera s'il chante mal...). J'ai l'impression qu'il était exactement comme d'habitude avec cette faiblesse dans les aigus qui fait passer une sorte de voile sur sa voix, avec une tonalité rauque assez étrange. Mais son Cavaradossi est émouvant et très bien campé, il possède une très belle projection sonore (rien à voir avec Michael Spyres la veille en Don José) et maitrise bien ce rôle qu'il chante déjà depuis quelques temps. Je l'avais choisi de préférence à Jagde (donc en négatif) et j'ai été plutôt séduite par son interprétation même si ses limites de souplesse vocale font qu'il a du mal à négocier les nuances qu'il tente régulièrement notamment pour son Lucevan le Stelle, assez banal. Sa prestation vocale est malgré tout assez difficile à décrire, car toutes les notes y sont (y compris les aigus spinto de « Vittoria ») mais il se produit comme de légers sauts de registre troublants par moment et quelques toute fin de phrasés musicaux sont soudainement presque inaudibles (mais là c'est peut-être dû au fait qu'il était souffrant). Bref, comment dire ? J'ai plutôt été agréablement surprise malgré toutes ces limites. Curieux mais c'est comme ça...

Le vrai "plus" de la soirée était incontestablement le Scarpia magistral de Roman Burdenko dont la voix tonne littéralement dans l'espace de l'opéra, sans le saturer, avec le savoir faire des grands chanteurs qui savent maitriser l'acoustique d'une salle. Légèrement en retrait dans l'acte 1 (et donc un peu décevant pour commencer), il explose dans l'acte 2 et livre une prestation de très haute volée, l'un des meilleurs (le meilleur ?) Scarpia vu dans cette mise en scène, Bryn Terfel étant déjà un peu HS il y a quelques années (avec Anja Harteros/Marcello Alvarez) et Ludovic Tézier étant souffrant lors de la Première (Martina Sérafin/Marcello Alvarez), Scarpia n’étant pas, pour moi, son meilleur rôle.

Si l'on ajoute à ce trio, une bonne tenue globale des seconds rôles (agréable surprise par rapport à la veille là encore), on a une distribution tout fait agréable et le dynamisme du chef aidant, on passe une très très bonne soirée.

 

Carmen

Opéra en quatre actes (1875)

De Georges Bizet

 

Direction musicale : Fabien Gabel

Mise en scène : Calixto Bieito

Décors : Alfons Flores

Costumes : Mercè Paloma

Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu - (nov., déc.)

Chef des Chœurs : Alessandro Di Stefano - (jan., fév.)

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris

 

Distribution

Don José : Michael Spyres 

Escamillo : Lucas Meachem 

Le Dancaïre : Marc Labonnette

Le Remendado : Loïc Félix

Zuniga : Alejandro Baliñas Vieites 

Morales : Tomasz Kumiega

Carmen : Gaëlle Arquez 

Micaela : Golda Schultz 

Frasquita : Andrea Cueva Molnar

Mercedes : Adèle Charvet

Lillas Pastia : Karim Belkhadra

 

Tosca

Opéra en trois actes de Puccini

 

Direction musicale :

Mise en scène : Pierre Audi

 

Tosca : Elena Stikhina

Cavaradossi : Joseph Calleja

Scarpia : Roman Burdenko

Cesare Angelotti : Sava Vemić

Spoletta : Michael Colvin

Il Sagrestano : Renato Girolami

Sciarrone : Philippe Rouillon

Un carceriere : Christian Rodrigue Moungoungou

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