L'enchanteresse de Tchaïkovski à l'Opéra de Francfort, une passionnante découverte avec la magnifique Asmik Grigorian
L'enchanteresse
(Чародейка / Tcharodeïka de son vrai nom).Piotr Illitch Tchaïkovski
sur un livret russe d'Ippolit Chpajinski
Créé le 1er novembre 1887 au théâtre Mariinsky à Saint-Pétersbourg.
Opéra de Francfort, décembre 2022, séance du 18 décembre.
La magie du grand opéra russe
C'est probablement du fait d'un livret assez indigent qui boursoufle inutilement l'histoire racontée et en fait parfois perdre le fil dramatique, que cette oeuvre musicalement pourtant typique du grand opéra russe du XIXème siècle et que Tchaïkovski adorait, a été si rarement donnée sur les scènes.
Grâce au Theater an der Wien, souvent novateur, puis à l'Opéra de Lyon qui l'est également, et enfin aux magnifiques représentations proposées en cette fin d'année 2022 par l'Opéra de Francfort, il nous est permis de découvrir cette oeuvre et dans d'excellentes conditions : une mise en scène très intelligente qui facilite l'accès du spectateur à une oeuvre généralement inconnue pour lui, et une distribution de haut vol, chanteurs expressifs et qui incarnent suffisamment bien leurs personnages pour nous emmener sans problème durant quatre heures dans les méandres de cette histoire rocambolesque et touchante.
L'enchanteresse ( Чародейка / Tcharodeïka en russe) est une très jolie jeune femme, dont le tort est d'être affable, avenante et aimable avec ses nombreux amis et l'ensemble des clients réguliers de l'auberge qu'elle tient. Elle s'appelle Nastassia mais est couramment nommée "Kouma" (la commère) par les familiers. Le sombre Mamyrov, écrivain du prince, éconduit par la jeune femme, commence à répandre la rumeur lui attribuant des pouvoirs surnaturels de magicienne qui détourne les jeunes gens du droit chemin en les charmant. Nous sommes à Nijni Novgorod au milieu du XVème siècle.
Nastassia aperçoit alors le prince Youri par la fenêtre et en tombe amoureuse. La mère du jeune Youri, la princesse Eupraxie, apprend par Mamyrov l'existence de ce coup de foudre, catastrophique pour elle, vue la réputation de quasi-sorcière de la belle Nastassia. Elle s'en plaint à son mari, le Prince, lui-même épris de la jeune ensorceleuse et qui la menace de l'enfermer si elle persiste. Iouri à l'inverse promet qu'il tuera celle qui déplait tant à sa mère. A l'auberge, agressée sexuellement par le Prince, Nastassia sort un couteau qui le fait fuir. Arrive son fils Youri muni d'un poignard pour la tuer, mais il laisse accidentellement tomber l'arme et finit dans les bras de la jeune femme avec le projet d'organiser leur fuite commune. Mais la princesse apprend leur dessein et empoisonne Nastassia en lui offrant un verre d'eau.
Mélodrame parfait donc, que le metteur en scène Vasily Barkhatov a su très subtilement interpréter pour nous offrir une version onirique de toute beauté et très émouvante.
Ce décor rassurant et cosy abrite les terribles sentiments que nourrissent les trois membres de la famille les uns à l'égard des autres.
Puis nous allons dans un vaste loft, "carcasse" en béton du premier décor, où ne subsistent que les baies vitrées ouvertes sur la forêt, et un grand "lit" formé d'une palette de vois et d'un futon noir, ainsi qu'un petit distributeur de boissons, tout ayant un sens dans le jeu de piste. C'est l'habitation de Nastassia : des jetés de rideau de quelques secondes pendant les parties orchestrales, permet le passage de l'un à l'autre décor assez régulièrement, parfois même sans qu'il se passe autre chose qu'une scène muette qui éclaire les caractères et les faiblesses des protagonistes.
Le drame se noue à la fin du III quand Nastassia déjà cernée par les prédateurs de toute sorte, est successivement agressée par le Prince puis par son fils.
Les différents décors cohabitent alors avec un no man's land entre les deux, un "vide" où se situe le plus souvent Nastassia errant, morte entre les vivants, fantôme observant son propre enterrement dans les cercueils de matriochkas, tentant d'entrer dans son loft pour ses derniers baisers avec Iouri, acceptant la canette d'eau empoisonnées de la princesse alors que sa chemise se couvre de sang et que le salon est sens dessus dessous, tout comme le loft, la plupart des symboles ayant changé de lieu.
L'ensemble est joué avec une précision phénoménale au vu des difficultés des mouvements des uns et des autres dans ce décor mouvant, chaque personnage est très bien identifié par le spectateur débutant dans l'oeuvre, grâce à des détails de costume, les chœurs chantent en entourant des danseurs tournoyant, bref, on mesure l'énorme travail fait par chacun et chacune dans cette réussite visuelle et sonore.
Car la musique de Tchaïkovski qui s'apparente à celle d'Eugène Onéguine par de nombreux aspect, est somptueuse : parties orchestrales servant souvent d'intermèdes musicaux durant lesquels le metteur en scène ajoute d'ailleurs des images flash ou de courtes vidéos, chœurs très présents au début de l'oeuvre et lors du final, très beaux monologues pour chacun des chanteurs solistes, duos très animés, choix de tessitures variées très mélodiques et interprètes de haut niveau !
Et j'ai trouvé l'orchestre formidablement engagé dans l'aventure sous la direction de Valentin Uryupin, attentif à la scène comme à la fosse et réussissant une synchronisation impressionnante entre les multiples mouvements de plateau, la musique et ses interprètes.
Salle totalement conquise qui a explosé en ovations (notamment pour Asmik Grigorian) pour une découverte, en tous points, passionnante.
Direction musicale : Valentin Uryupin
Mise en scène : Vasily Barkhatov
Décor : Christian Schmidt
Kostüme
Kirsten Dephoff
Choreografie
Gal Fefferman
Licht : Olaf Winter
Video Christian Borchers
Choeurs : Tilman Michael
Dramaturgie : Zsolt Horpácsy
Nastasja (surnommée Kouma) : Asmik Grigorian
Prince Nikita Danilytch Kourliatev, gouverneur de Nijni Novgorod : Iain MacNeil
Princesse Eupraxie Romanovna, sa femme : Elena Manistina
Prince Juri, leur fils : Alexander Mikhailov
Mamyrow, vieux clerc : Frederic Jost
Nenila, sa sœur, suivante de la princesse : Zanda Švēde
Iwan Schuran, maître de chasse du prince : Božidar Smiljanić
Foka, oncle de Nastassia : Dietrich Volle
Polja, amie de Kouma : Nombulelo Yende°
Balakine, hôte venant de Nijni Novgorod : Jonathan Abernethy
Potap, marchand : Pilgoo Kang
Lukasch, marchand : Kudaibergen Abildin
Kitschiga, lutteur : Magnús Baldvinsson
Paisi, errant sous l'apparence d'un moine : Michael McCown
Künstler : Aslan Diasamidze
Ballet :
Rouven Pabst / Gabriele Ascani / Luciano Baptiste / Guillermo de la Chica Lopez / Carlos Díaz Torres / Jonathan Schmidt
Choeur der Oper Frankfurt
Frankfurter Opern- und Museumsorchester
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