Le voyage désespéré de Peter Mattéi et David Fray sur les terres glacées du Winterreise de Schubert : une interprétation magistrale et bouleversante

Winterreise (Voyage d'hiver), de Franz Schubert

Peter Mattei, baryton 

David Fray, piano

 

Jeudi 26 janvier 2023

Théâtre des Champs Elysées.

 

Le Winterreise a été écrit par un compositeur de 31 ans qui pressent déjà la mort prochaine, et offre à sa postérité sans doute le plus beau et le plus émouvant des cycles de Lieder jamais imaginé. Le jeune Schubert qui séjourne à Vienne et mourra l'année suivante, compose d'ailleurs cette année-là ses plus beaux chefs d'oeuvre et il n'est pas exagéré de souligner à quel point sa solitude et sa tristesse lui inspirent avec la progression de la maladie, la musique la plus profonde et la plus émouvante de toute sa trop courte carrière.

Quant à Wilhelm Müller, poète et auteur des textes du cycle qu'il publia en deux parties remaniant la deuxième partie, pour aboutir à cet ensemble final qui raconte le voyage halluciné et désespéré d'un "Wanderer" sur le chemin de la mort, il est également promis à un destin fineste. L'osmose entre l'auteur et le compositeur est totale, puisant dans les affres du romantisme allemand de cette première moitié du XIXème siècle, matière à cette mélancolie déchirante de vérité. En mode mineur dominant, le cycle s'offre de véritables mélodies et quelques ruptures en mode majeur sur quelques mesures semi-ironiques avant de reprendre son cours désespéré.

Aucun chanteur de Lied ne peut résister à l'envie d'interpréter ce cycle qui s'exécute dans un programme unique comme un long récit où le chanteur est seul avec son pianiste face à la nature hostile et peut s'abstraire de la présence du public pour passer le costume de ce chemineau et affronter la froidure de l'hiver, sa peur, sa peine, la neige, la solitude, la nature passant de la nostalgie au désespoir sur cette route sans issue autre que la mort.

Le cycle alterne ainsi le rêve, souvent en mode majeur et la réalité en mode mineur, la douceur du legato et la rapidité des syllabes scandées, le piano et le forte, les ralentissements, les silences, les points d'orgue, les accélérations, les crescendos et diminuendo et la maitrise de l'ensemble de ces infinies nuances du chant est totale chez Peter Mattéi.

Nous avons eu au Théâtre des Champs Elysées de nombreux interprètes de ce voyage d'hiver, ténors ou plus souvent barytons, privilégiant le caractère intimiste du style du Lied préconisé par Schubert, ou extériorisant davantage le chant à la manière dont on chante l'opéra.

Peter Mattéi, chanteur d'opéra de très grande classe, Don Giovanni ou Eugène Onéguine inoubliable, est de ces derniers. Et il nous offre une incarnation magistrale superbement accompagné par le piano délicat de David Fray son complice dans ce choix audacieux ou l'expressivité domine tout au long de la soirée au travers de l'envoûtant voyage.

Avec un timbre opulent et d'une richesse d'harmoniques que le temps n'a nullement altérés, le baryton annonce la couleur sombre et tragique du cycle dès son Gute Nacht, ralentissant sur les vers les plus évocateurs, enflant voire bousculant les syllabes dans une diction allemande impeccable, quand le marcheur ressent la poignante douleur de l'absence.

Fremd bin ich eingezogen/Fremd zieh’ ich wieder aus (Etranger je suis venu, étranger je repars), la nuit qui absorbera toute forme de lumière ou d'espoir est annoncé dès le début, tonalité en ré mineur, particulièrement funèbre, avec des sauts musicaux des notes les plus aiguës vers les plus graves, annonçant la chute inexorable.

Peter Mattéi installe le spectateur dans cet inconfort émotionnel qui oblige à le suivre dans la neige où la perte de la bien-aimée est évoquée dans le second Lied, Die Wetterfahne (La Girouette) que Mattéi aborde avec l'agitation et la fièvre du souvenir, scandant les syllabes, s'appuyant sur la sonorité des consonnes et le jeu des mots, exprimant une colère mal contenue face à cette perte irrémédiable. Et de la rage, on passe avec une douceur infinie, à l'un des plus beaux Lied du cycle, Gefrorene Tränen (Larmes gelées), où Mattéi nous enveloppe de ce presque récitatif, n'hésitant pas à bousculer son apparente quiétude pour traduire au mieux ces Tränen (larmes) qui le brûlent et qui le glacent tout à la fois.

Et le wanderer évoque déjà le caractère sans issue de son voyage vers la mort avec le Ich such’ im Schnee vergebens/Nach ihrer Tritte Spur (En vain, je cherche dans la neige/La trace de ses pas) que Mattéi chante dans un legato superbe et envoûtant sur un rythme rapide et hypnotique comme celui de l'homme fébrile qui recherche ce qu'il sait qu'il ne retrouvera jamais. 

Pour arriver au célèbre Lindenbaum (Tilleul) cet arbre ami des poètes qui symbolise la douceur et le bonheur de la nature paisible, et commence d'ailleurs en mode majeur que Mattéi aborde de manière presque solennelle comme une chanson exprimant enfin la plénitude et la sérénité. Mais très rapidement, le piano accélère son motif, les paroles se bousculent, le timbre de Mattéi devient plus dense et plus grave un court instant, avant de reprendre le thème, tandis que le piano évoque les pas d'un marcheur ou le bruissement du feuillage de l'arbre.

Court répit avant la reprise en mode mineur d'une infinie tristesse du cycle avec cette Auf dem Flusse (Sur la rivière), qui chantait su joyeusement et est désormais gelée. La voix de Mattéi semble se perdre dans ses souvenirs, égrenant les notes avec la lenteur requise tout en appuyant les derniers vers dans un léger crescendo terriblement émouvant juste avant que piano ne sautille dans le Lied suivant avec ce Rückblick (Regard en arrière), presque scandé avec un respect des nuances presque sur chaque mot, chaque note, soulignant le contraste entre la glace et le feu, avec des accélérations incroyables  où la voix révèle son infini pouvoir d'arracher des larmes à celui qui écoute cette interprétation magistrale.

Le voyageur est tenté de se reposer -Rast (Halte)- Nun merk’ ich erst wie müd’ ich bin/Da ich zur Ruh’ mich lege (Je ne sens combien je suis fatigué/Que lorsqu'enfin je trouve le repos) et pressent alors qu'il ne reviendra pas de ce voyage. S'ensuivent deux poèmes, l'un sur le printemps que Mattéi exprime avec une sorte de rage du bonheur perdu, l'autre sur la solitude, qui achèvent ce qu'était au départ le premier cahier d'un cycle qui s'achevait alors en ré mineur comme il avait commencé.

Alors que le voyageur alternait entre souvenirs et dure réalité, essentiellement ressentie au travers de la fatigue, du froid, du vent, de la neige que l'on ressentait hier soir comme si l'on cheminait à ses côtés tant Mattéi était expressif dans son interprétation, les Lieder de la dernière partie, font intervenir le monde extérieur en quelque sorte pour mieux souligner la rupture totale qui se poursuit inéluctablement vers la mort : la poste qui ne porte aucun courrier d'espoir avec un piano sautillant et cet obsessionnel Mein Herz (mon coeur), le village où les gens dorment sans souci, le langoureux Der greise Kopf (La Tête blanchie) avec sa chevelure blanchie par la neige qui tombe, la corneille qui l'accompagnait et au milieu, ce Letzte Hoffnung (Dernier Espoir) en mode majeur avec ses écarts de notes et ses aigus qui ne présentent aucune difficulté pour un interprète de la qualité de Mattéi. Nous arrivons, toujours envoûtés, aux derniers poèmes de ce long voyage qui évoquent l'orage (Die Sturm) en ré mineur, sur un mode heurté, accéléré où tout évoque la brutalité de la nature en colère juste avant la douceur de Täuschung (Illusion), en mode majeur au rythme régulier et apaisant avec ces Ein Licht tanzt freundlich vor mir her/Ich folg’ ihm nach die Kreuz und Quer (Une lumière danse gaîment devant moi/Je la suis dans sa course en zigzag). Lenteur aussi avec ce Wegweiser (Le Poteau indicateur), en mode mineur cette fois, qui renoue avec la tristesse de cette route sans issue. La voix de Mattéi se fait encore plus souple, saut de registre très bien maitrisé, syllabe en écho et rimes soulignées sans excès, pour indiquer qu'il n'y a décidément pas de retour possible.

La mort rôde clairement et accompagne notre wanderer bientôt au bout de son chemin, Auf einen Totenacker/Hat mich mein Weg gebracht (Vers un cimetière/Mon chemin m'a conduit), la voix se fait pesante avec des "piano" sublimes comme pour nous entrainer dans la tombe. Malgré la tentative de se donner du courage (Mut, agité et enfiévré), les hallucinations dominent désormais Drei Sonnen sah ich am Himmel steh’n /Hab’ lang und fest sie angeseh’n (J'ai vu trois soleils dans le ciel, Immobile, je les ai longuement contemplés) et l'hallucinant récital se termine par le poignant Der Leiermann (Le joueur de vielle) que tous ignorent. Dernier opus où le piano joue un motif très dépouillé, comme une ritournelle obsessionnelle, et où Mattéi murmure ces dernières paroles comme dans une longue agonie qui va trouver son issue dans une sorte de douce folie.

L'ovation qui libère enfin le spectateur de cette étrange torpeur hypnotique est à la mesure de l'émotion créée par les deux artistes tout au long de la soirée.

On oubliera dans la beauté du souvenir, le fait que trop de spectateurs indélicats trouvent normal de se racler la gorge ou de tousser entre chaque Lied et que l'un d'entre eux a provoqué un très agaçant cliquetis avec son Sonoton. 

Pour ne se rappeler que le talent et  l'intelligence musicale de nos deux artistes, et de l'incroyable expressivité de Peter Mattéi, plus proche d'un Hans Hotter dans ce répertoire que d'un Matthias Goerne ou d'un Christian Gerhaher pour rester dans le domaine des barytons.

Peter Mattéi a d'ailleurs enregistré ce cycle en 2019 avec le pianiste Lars David Nilsson.

 

Hélène Adam, pour le site ODB

https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=24855#p432246


Winterreise (Voyage d'hiver en français), D.911, est un cycle de 24 lieder pour piano et voix, composé par Franz Schubert en 1827, un an avant sa mort, sur des poèmes de Wilhelm Müller.

Gute Nacht (Bonne Nuit) D.911-1

Die Wetterfahne (La Girouette) D. 911-2

Gefrorene Tränen (Larmes gelées) D. 911-3

Erstarrung (Solidification) D. 911-4

Der Lindenbaum (Le Tilleul) D. 911-5

Wasserflut (L'Eau des inondations) D. 911-6

Auf dem Flusse (Sur le fleuve) D. 911-7

Rückblick (Recul) D. 911-8

Irrlicht (Feu follet) D. 911-9

Rast (Pause) D. 911-10

Frühlingstraum (Rêve de printemps) D. 911-11

Einsamkeit (Solitude) D. 911-12

Die Post (La Poste) D. 911-13

Der greise Kopf (La Vieille Tête) D. 911-14

Die Krähe (La Corneille) D. 911-15

Letzte Hoffnung (Dernier Espoir) D. 911-16

Im Dorfe (Dans le village) D. 911-17

Der stürmische Morgen (Le Matin tempétueux) D. 911-18

Täuschung (Tromperie) D. 911-19

Der Wegweiser (Le Panneau indicateur) D. 911-20

Das Wirtshaus (L'Auberge) D. 911-21

Mut (Courage) D. 911-22

Die Nebensonnen (Les trois soleils) D. 911-23

Der Leiermann (Le Joueur de vielle à roue) D. 911-24


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