Tristan et Isolde à Bastille : la production de Sellars/Viola toujours envoûtante mais bien mal servie par ses principaux interprètes

Tristan und Isolde

De Richard Wagner

Création à Munich en 1865

 

 

Séance du 20 janvier 2023, Opéra de Paris Bastille

Photos OnP


Direction musicale, Gustavo Dudamel 

Mise en scène, Peter Sellars

Vidéo, Bill Viola 

Isolde, Mary Elizabeth Williams 

Tristan, Michael Weinius 

Brangäne, Okka von der Damerau 

Kurwenal, Ryan Speedo Green 

König Marke, Eric Owens 

Melot, Neal Cooper 

Ein Hirt, ein Seeman, Maciej Kwaśnikowski 


Les dernières paroles du duo d’amour le plus long de l’histoire de l’opéra marquent d’un sceau indélébile l’ensemble de cette histoire de passion fusionnelle entre deux êtres et de l’infinité des contradictions qui la noue et la dénoue quand ils signent un pacte de mort : « So stürben wir/um ungetrennt,/ewig einig/ohne End',/ohn' Erwachen,/ohn' Erbangen,/namenlos/in Lieb' umfangen,/ganz uns selbst gegeben,/der Liebe nur zu leben ! (Ainsi nous mourrons, pour n’être plus jamais séparés, éternellement unis, sans fin, sans jamais nous réveiller ou avoir peur, en oubliant nos noms, enlacés dans l’amour, entièrement donnés l’un à l’autre, pour ne plus vivre que l’amour).

Ce point culminant, ce dernier rivage de leur rencontre, sera suivi de la mort inéluctable et souhaitée. De Tristan blessé à mort volontaire qui a laissé Melot le frapper, puis d’Isolde, qui meurt d’extase en face du cadavre de son amant avec le fameux et inoubliable Liebestod, enivrant, envoûtant.

C’est une histoire irlandaise, de mers furieuses, de places inexpugnables, de fiers marins et de femmes courageuses, c’est une légende celte, c’est aussi le rêve inachevé de Wagner et de son amour pour Marguerite Wesendonck, c’est enfin une œuvre révolutionnaire où l’idée même de la mort se trouve désacralisée et assumée comme telle pour parvenir à l’extase suprême, et où la composition musicale ensorcèle le spectateur tout le comme le filtre qu’Isolde et Tristan boivent par défi à l’acte 1, rendra impossible tout autre dénouement de la magie alors créée entre eux, pourtant ennemis.

La mise en scène de Sellars et les vidéos de Bill Viola, qui ne font qu’un, appartiennent désormais aux belles et intelligentes représentations de cette œuvre difficile, drame musical des démesures puisque chacun des trois actes dure 1h20, que l’acte 2 comprend un dialogue continu de 45 minutes et que l’acte 3 offre à Tristan encore 40 minutes de monologue exprimant sa longue agonie, ses visions, sa folie, sa fièvre, avec de brusques changements de style et d’expression.

Sellars et Viola ont su trouver les images et les évocations qui permettent au spectateur, dans le cadre d’une mise en scène « au sol », minimale et très théâtrale, de pénétrer ce monde étrange dont on ne ressort jamais indemne. L’eau et le feu y sont omniprésents, images de baptêmes par immersion, images de cierges qui brûlent, images de feu et de cascade, bateau au loin, très loin sur la mer, océan déchainé, silhouettes qui tournoient dans l’écume des flots, tout ceci vous emporte sans problème.

Malheureusement, aussi exceptionnelle soit-elle (sans une ride par ailleurs depuis sa création en 2005), la mise en scène n’a de sens que dans la fusion avec l’œuvre musicale elle-même et son interprétation. Là aussi, pourtant, le travail réalisé par l’orchestre et les chœurs, est remarquable permettant d’offrir de multiples effets de spatialisation, notamment par déportation des cors dans les galeries de côté pendant le début de l’acte 2, celui des chœurs au deuxième balcon, à la fin de l’acte 1 avec un éclairage progressif de la salle.

Et pourtant… rien ne fonctionne vraiment bien pour plusieurs raisons qui se cumulent et rendent la soirée fastidieuse voire ennuyeuse ce qui est un comble, en ce qui me concerne, pour cette œuvre magistrale, l’une des plus belles qui soit.

La production est envoûtante, l'oeuvre de Wagner également mais l'équipe qui la servait ce soir-là, ne l'était pas. Et alors que nous attendions Gustavo Dudamel, le nouveau directeur musical de l’Opéra de Paris, dans cette œuvre immense, lui qui nous a souvent montré un Wagner vivant et exaltant, force nous est de constater que nous avons entendu bien des Tristan plus envoûtants, plus sublimes, plus exceptionnels que ce qui nous été donné là. L’acte 1 permet pourtant tous les espoirs avec ce final relativement bien mené et très audacieux où Dudamel parvient à diriger tout le monde dans un bel élan avec montée d’adrénaline généralisée, l’acte 2 est terriblement décevant, sans tension, sans cette soif d’absolu qui doit transcender l’ensemble, presque plan-plan. Les très grandes insuffisances vocales et scéniques de la majorité des interprètes, paraissent peser lourd dans l’incapacité du chef à faire décoller l’ensemble. Dudamel ne semble pas totalement concentré sur son sujet, dirige de manière assez conventionnelle et sans réel génie comme s’il craignait de mettre encore plus en difficulté ses chanteurs. Tout au long de la soirée, il paraitra assez évident qu’aucune alchimie ne fonctionne réellement, ni entre les chanteurs, ni avec l’orchestre, et que l’ensemble souffre de graves insuffisances assez rédhibitoires dans une œuvre et une salle aussi difficile.

Les deux meilleurs chanteurs de la soirée étaient le jeune ténor Maciej Kwaśnikowski qui incarnait le marin (et le berger) qui a l’avantage d’ouvrir l’opéra, installé dans une des galeries de côté, montrant d’entrée de jeu, une belle voix pure et claire et surtout, dans l’un des rôles beaucoup plus importants, la mezzo-soprano Okka von der Damerau que j'avais déjà appréciée en Brangäne à Munich lors du Tristan und Isolde, dirigé par Kiril Petrenko, dans un cadre général très différent en qualité globale. Elle aussi chante dès l’acte 1 aux côtés d’Isolde avant de voir la plupart de ses (belles) interventions brillamment produites depuis les galeries de côté de l’immense vaisseau de Bastille. La voix est ronde, le timbre capiteux, elle traverse tout l’espace sans la moindre difficulté, sans jamais forcer un naturel appréciable que les habitués de Munich connaissent bien tant elle a été l’un des piliers de la troupe cette dernière décennie.

Neal Cooper en Melot ne démérite pas et possède les qualités requises pour ce rôle, son timbre est âpre comme la lame aiguisée sur laquelle Tristan se jettera, il a beaucoup de vaillance et d’à-propos mais de temps en temps, la voix est couverte par l’orchestre. 

Ce phénomène dont les chanteurs ne sont pas tous victimes, qui exige de leur part une capacité de monter sur certaines déferlantes musicales typiquement wagnériennes, touche aussi plusieurs fois et notamment à l’acte 3, le Kurwenal de Ryan Speedo Green qui déploie pourtant un très beau timbre de baryton dans un bel équilibre vocal tout à fait adéquat à l’importance du rôle notamment dans cette ultime confrontation avec un Tristan agonisant.

Là encore, on serait tenté d’y voir une sous-estimation collective des difficultés bien particulières de l’acoustique de la salle de Bastille, qui peut varier terriblement d’une série de places à une autre.

Concernant le roi Marke d’Eric Owens, on touche là, à mon sens, de plus grandes difficultés vocales : je n’ai trouvé la basse américaine, ni très wagnérienne ni très « royale ». Le timbre est malheureusement assez usé et assez peu sonore, certes le roi est désespéré de la trahison de son neveu mais ce désespoir n’est pas incompatible avec une manière très digne d’autocrate blessé de l’exprimer. Or cette dimension disparaissait dans une intervention par trop exclusivement affligée à l’acte 2 même si dans l'acte 3, un notable effort est fourni. Sans demander à l’interprète du roi Marke d’égaler les performances inoubliables d’un Hans Hotter, on peut décemment faire appel aux prestations actuelles d’un René Pape, d’un Mika Karès, d’un Georg Zeppenfeld, pour citer les plus récents vus et entendus et trouver Eric Owens très en deçà de ses confrères.

Les titulaires des deux rôles-titres ont été un peu bousculés (surtout elle), aux saluts, lors de la Première, ce qui n’est pas vraiment admissible quelle que soit l’ampleur de la déception. Il n’en était rien lors de cette seconde séance, bien qu’ils aient à nouveau montré, l’un et l’autre, de manière différente, des insuffisances récurrentes, et, partant de là sans doute, une absence quasi-totale d’alchimie réciproque.

Il y aurait beaucoup à dire sur la prestation de Mary Elizabeth Williams en Isolde qui est en tous points... surprenante : elle peut commencer une phrase musicale de manière littéralement sublime, en crescendo parfaitement maitrisé par exemple, sans prendre aucune note par en dessous, sans hacher sa prestation, avec de longues notes filées très belle et puis, brusquement, le timbre devient acide, désagréable à l'oreille, voire criard et j'avoue être incapable d'expliquer cet étrange phénomène. Je pense qu'elle a de la technique sinon elle ne serait pas capable de tenir le rôle (et donc de garder suffisamment de réserves de souffle jusqu'à la fin), ni de nous offrir de telles nuances (dont son partenaire se montre strictement incapable), mais elle a manifestement un problème situé sans doute toujours autour des mêmes notes (médium supérieur je dirai), que je ne suis pas capable d'identifier. Et c'est vraiment dommage. Son Liebestod commence très bien par exemple et se termine très mal. C'est d'ailleurs très frustrant pour le spectateur. Le fait est que sur l’ensemble de la soirée, elle laisse un souvenir assez mitigé, avec assez peu d’émotions à la clef.

Par contre, je ne trouve pas grand-chose à dire de la prestation de Michael Weinius : ni charisme, ni tentative réelle d'incarnation du rôle, c'est très monochrome même s'il "tient" (tout juste) le rôle, il n'est pas encore, loin de là, dans la cour des bons Tristan actuels. Qu’un Tristan se ménage à l’acte 1 où il intervient peu, peut se comprendre, à condition de se réveiller nettement au moment de la scène du filtre d’amour pour la rendre compréhensible. Or déjà à ce moment-clé de l’œuvre, il se montre maladroit dans sa gestuelle et insuffisamment percutant dans sa phrase musicale. Il est relativement discret durant l’acte 2 tandis qu’aucune interaction réelle ne se produit entre les deux héros et que la voix plus tranchante de Williams couvre ou étouffe parfois son timbre clair. Il tient l’acte 3 sans avoir cependant de réserves suffisantes pour le « chanter » réellement, y proposer les nuances, les accélérations, les changements de style propres à cet hallucinant et célèbre monologue. 

L’œuvre est exigeante, certains ténors ou sopranos considèrent ces rôles comme l’Everest d’une carrière expérimentée et patiemment construite. Il faudrait rajouter à ces exigences assez évidentes, l’absolue nécessité de disposer aussi d’un véritable travail d’équipe. Toutes choses qui n’arrivent pas par hasard, mais sont le fruit d’une longue maturation dont nos artistes ont été privés. Le résultat est insatisfaisant voir frustrant pour le spectateur qui investit toujours beaucoup dans un Tristan.

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