Jamais jouée à son époque, exhumée 200 ans après sa composition, le magnifique Francesca da Rimini de Mercadante, trouve une scène et des interprètes à sa hauteur à l'Opéra de Francfort et une sublime Jessica Pratt dans le rôle-titre...

Francesca da Rimini


de Saverio Mercadante

sur un livret de Felice Romani d'après l'Enfer de Dante, première partie de sa Divine Comédie.

 

Composition : 1830-31

Première mondiale : Août 2016 au festival de la Vallée d'Itria à Martina Franca

 

Dimanche 26 février à l'Opéra de Francfort : Première allemande

Photos Barbara Aumüller 

Ce n’est pas sans une émotion très particulière que l’on découvre sur la scène de l’Opéra de Francfort, cette œuvre dramatique de Saverio Mercadante, qui n’a jamais été jouée de son vivant, et a été littéralement « oubliée » pendant deux cent ans jusqu’à ce que le festival de la Vallée d’Itria à Martina Franca ne le monte enfin, pour une « première » mondiale durant l’été… 2016. 

L’œuvre a été composée entre 1830 et 1831 par ce contemporain de Donizetti, qui, malgré ses 70 opéras, n’a pas laissé la même trace dans l’histoire sans qu’on puisse trouver d’ailleurs des explications rationnelles à cette « disparition ».

Francfort, deux jours après l’exhumation de der ferne Klang, proposait donc une autre nouveauté, quasi inconnue, cette Francesca da Rimini, dont le livret en italien de Felice Romani, est tiré de l’un des chants de l’Enfer de Dante.

Cette histoire a inspiré beaucoup d’ouvrages symphoniques ou lyriques dont quelques opéras. D’autres que celui de Mercadante restent d’ailleurs à découvrir. Les plus célèbres sont ceux de Riccardo Zandonai (1914) et de Serguei Rachmaninov (1900).

Le dramma per musica du belcantiste Mercadante, est d’une autre veine, celle de la première moitié du 19ème siècle. L’œuvre témoigne de l’influence de Rossini mais annonce déjà l’arrivée de Verdi, Mercadante a d’ailleurs fait un séjour à Paris et y a rencontré quelques noms célèbres du grand opéra français, celui qui donna ses lettres de noblesse aux grands récits musicaux épiques et historiques, notamment Meyerbeer et Halevy.

Elle a d’énormes qualités musicales et dramatiques, des changements de tempo en particulier, un rythme très dynamique, des parties orchestrales d’une grande richesse, des arias souvent pyrotechniques, des duos offrant des contrastes de tessitures, des trios, et même deux ensembles, des chœurs au rôle prépondérant dès l’ouverture, et n’a donc rien à envier aux chefs-d’œuvres de Bellini ou Donizetti tels I Capuletti et I Montecchi ou Lucia di Lammermoor.

Elle a, de plus, l’avantage d’être peu connue et il est toujours agréable de découvrir en direct la qualité d'une oeuvre, l'oreille et l’œil vierge en quelque sorte, en songeant avec un peu d’émotion que le compositeur lui-même n’a jamais eu l’occasion de voir ce que nous avons pu apprécier hier soir à Francfort. Un opéra existe-t-il vraiment tant qu’il reste une partition ? Ou au contraire ne prend-il pas tout son sens au travers de ses interprètes, chanteurs, instrumentistes, chef d’orchestre et metteur en scène ?

Et de ce point de vue la mise en scène proposée par Hans Walter Richter, ne manque pas d’idées et sa réalisation, si elle ne facilite pas toujours la compréhension de l’œuvre, l’illustre plus qu’elle ne l’interprète, restant globalement fidèle aux actions qui se succèdent et aux coups de théâtre permanents. Le choix d’un décor unique, pièce enserrée entre de hauts murs blancs, aux accessoires simples, grand lit, chaises, empierrement, symbolisent de chaque côté les oppositions permanentes entre l’amour et la guerre, toile de fond de l’histoire des Malatesta. Le rocher portera d’ailleurs rapidement les épées disséminées des soldats rentrant de la guerre au début de l’opéra. Le « mur » du fond peut coulisser et s’ouvrir alors sur l’extérieur. Régulièrement des figurants danseurs y miment avec talent, réalisme et audace, des scènes qui se « chantent » à l’intérieur. Ainsi du combat singulier entre les frères Malatesta lors de leur duo à la fin de l’acte 1 ou de celui où Paolo et Francesca s’avoue leur passion. L’acte 1 joue sur les ombres inquiétantes qui se projettent sur les murs blancs, notamment les hautes silhouettes de Lanciotto et du père, jouant sur l’opposition entre ces forces menaçantes et l’amour pur des jeunes amants, dont les silhouettes jeunes tranchent avec leur entourage. La colère, la haine, la rage envahissent peu à peu la scène, le lit est dérangé, les chaises sont tombées à terre et à l’acte 2, tout est gris dans un décor de champs de bataille propice à évoquer les geôles et les tourments infligés aux prisonniers coupables d’amour.

Sans être totalement convaincue par le choix d’une mise en scène trop souvent allusive pour une pièce que les spectateurs découvrent par définition, cette dernière a quand même l’avantage de donner aux chanteurs une direction d’acteurs très précise, où l’on retrouve dans l’agitation des personnages, la fièvre de ce drame, et où les chœurs admirablement dirigés, offrent eux aussi une très belle vision de la foule oppressante.

Et puis nous avons la chance d’avoir, comme si souvent à Francfort, une équipe de solistes tout à fait exceptionnelle. Le couple d’amants maudits, à qui Mercadante a attribué ces deux tessitures féminines classiques dans le bel canto, soprano pour la jeune femme, mezzo pour son amant, sont deux prises de rôles époustouflantes de justesse et de beauté. La partition a été aussi généreuse pour l’un que pour l’autre et on aime leur rencontre.

Jessica Pratt d’abord, sans doute l’une des meilleures belcantistes actuelles, qui impose d’emblée une Francesca de référence, se lançant à l’assaut redoutable des trilles, vocalises, notes piquées, contre-notes de ce rôle en forme de défi permanent. L’apparition de Francesca est soignée par le compositeur puisque se succèdent un délicieux air de harpe, quelques arpèges, les chœurs entonnant avec beaucoup de douceur Presso al meriggio. Elle entonne alors un air oppressé et angoissé Quest’è la stanza del mio dolor puis le magnifique Seco d'un rio sul margine, qui multiplie les trilles les plus délicates en écho aux arpèges de la harpe. L’aria est calme et pénétrant, les aigus délicatement lancés après quelques appogiatures comme de douces ornementations. C’est un registre où Jessica Pratt s’impose d’entrée de jeu, sa voix sait avoir la douceur de la brise tout en possédant suffisamment de corps pour nous toucher profondément et donner à son chant les couleurs nécessaires. D’autant que le Bel alme che vedete, beaucoup plus rapide et animé, lui permet de multiplier avec un naturel confondant toutes les difficultés de la partition d’une belcantiste accomplie sur un rythme accéléré très excitant. Quel timbre, quelle maitrise, quels magnifiques suraigus. Le rôle est très exigeant puisque la jeune femme doit donner de nombreuses facettes à son personnage tourmenté qui possède une force de caractère hors du commun. Elle aime Paolo et elle refusera finalement tout compromis, prête à assumer sa « trahison », à payer de sa personne pour cet amour interdit auquel elle ne renonce pas. Et Mercadante lui a écrit tant de belles pages qu’on ne saurait citer tous les arias superbes dans lesquels Jessica Pratt nous éblouit, Ei returno la vidi à l’acte 1 avec ses rebondissements, E l’Ultima lacrima, à l’acte 2 suivi du très dynamique Lnvan resiste tanto, où Jessica Pratt n’a aucun mal à se faire entendre au milieu des chœurs dans un ensemble époustouflant.

Le Paolo de Kelsey Lauritano, mezzo habituée des rôles de bel canto à Franfort, lui donne une très belle réplique. La partition ne manque pas de difficultés, sollicitant assez souvent les aigus mais nécessitant aussi une assise plus grave et plus profonde. Son douloureux « Quanto ti deggio - Questa speme che m'avanza » (aria et cavatine) annonce les tourments du beau Paolo, prêt à mourir pour sa belle, et tout l’amour passionné qu’il lui porte comme ses solos de l’acte 2 Tace ogni cosa et Se troncando i giorni miei et surtout l’air brillant qui suit « O dio » lui permettent de présenter les facettes d’un personnage attachant auquel la mezzo offre une très émouvante prestation. Son timbre chaud et enveloppant, sa capacité à tout affronter elle (lui) aussi, trilles, vocalises, descente chromatique et ornementations diverses, avec un legato magnifique et une grande stabilité de voix sur toute la tessiture lui permettant de très belles nuances et une maitrise du rythme à l’égal de la soprano. Leurs duos donnent une impression de facilité commune et leurs voix s’entremêlent pour ne parfois faire qu’une. 

Les deux rôles de ténor et de baryton sont tenus par deux artistes lyriques qui les avaient déjà assurés lors de la création de la production au festival du Tyrol le mois dernier (première autrichienne de Francesca da Rimini). Ni l’un ni l’autre ne détonne dans ce très beau plateau féminin, ils se tiennent à la hauteur de l’ensemble, possédant eux aussi la belle technique du bel canto.

Le Lanciotto de Theo Lebow, (qui avait chanté Iago dans l’Otello de Rossini l’an dernier dans la même salle aux côtés de l’Otello d’Enéa Scala) est un ténor américain basé à Francfort où il se produit le plus souvent. Question virtuosité, contre notes faciles, vocalises impressionnantes et surtout chant inspiré et coloré, le ténor est totalement convainquant et même très émouvant, campant un Malalesta réellement amoureux, qui doute de la réciprocité de ses sentiments malgré son extrême tendresse à l’égard de Francesca, un Malatesta plus sentimental que Guerrier, brutal par sbires interposés, malade de voir sa femme lui préférer son frère. 

On pourra sans doute lui reprocher un timbre assez étrange et pas toujours très séduisant mais le propre du « bel canto » n’est pas forcément le « beau chant » mais bien davantage le chant maitrisé, les acrobaties vocales parfaites sans avoir l’air scolaire, l’émotion distillée par ces partitions étourdissantes au service d’une histoire dramatique. Et de ce point de vue Théo Lebow est magistral.

Signalons aux grands amateurs de prouesses belcantistes, un duo entre Paolo (mezzo) et Lanciotto (ténor) Vedi se v'ha più barbaro, particulièrement excitant que les deux artistes de la soirée ont admirablement maitrisé malgré les difficultés vocales. 

Le Guido d’Erik van Heyningen que nous avons récemment entendu en Hobson à Vienne dans Peter Grimes, s’impose également par la profondeur de son timbre qui contraste particulièrement avec le timbre riche en harmonique mais très aigu du Lanciotto de Theo Lebow dans leurs duos volontairement très contrastés qui sont généralement des scènes d’affrontement.

Les deux rôles secondaires mais non sans importance dans l’équilibre général, de Isaura (Karolina Bengtsson) et de Geulfo (Brian Michael Moore) sont également de très grande qualité comme les chœurs et l’orchestre qui sonne avec tout le pétillant étourdissant des accompagnements orchestraux de l’époque non sans faire ressortir les pages plus lyriques ou plus dramatiques avec beaucoup de talent sous la direction inspirée de Ramón Tebar.

Cette inoubliable représentation donne vraiment envie que la partition ne retombe surtout pas dans l’oubli mais donne lieu à de nouvelles représentations, les artistes de qualité dans le bal canto ne manquant pas à notre époque et les nouveaux rôles ne demandant qu’à être travaillés et incarnés aussi bien qu’hier soir pour cette première historique.

Comme une sorte d’hommage avec presque deux cents ans de retard à Saviero Mercadante dont on espère que d’autres œuvres reviendront en haut de l’affiche avec celles de son comparse en oubli, Pacini. Voilà des défis pour les maisons d’opéra qui se doivent d’innover sans toujours rabâcher par facilité les mêmes Lucia, Elisir, Norma, ou autre Don Pasquale. Il existe des trésors qui ne demandent qu’à sortir de la tombe pour éblouir un public de tous âges, silencieux et attentif avant d’exploser en ovations appuyées, comme hier à Francfort.

Audace et qualité, telles sont les devises de la maison.


Représentations en mars et début avril, à l'Opéra de Francfort

Directeur musical :  Ramón Tebar

Metteur en scène : Hans Walter Richter

Décor : Johannes Leiacker

Costume : Raphaela Rose

Lumières : Jan Hartmann

Choreography  : Gabriel Wanka

Chorus Master : Tilman Michael

Dramaturge : Mareike Wink

 

Avec 

Francesca : Jessica Pratt

Paolo : Kelsey Lauritano

Lanciotto : Theo Lebow

Guido : Erik van Heyningen

Isaura : Karolina Bengtsson°

Geulfo : Brian Michael Moore

Danseurs : Gabriel Wanka / Annalisa Piccolo / Bernardo Ribeiro

 

Oper Frankfurt's Chorus

Frankfurt Opern- und Museumsorchester


Commentaires

Les plus lus....

Le Tannhäuser de Jonas Kaufmann dans la mise en scène de Castellucci à Salzbourg, une soirée choc !

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017