Où l'on retrouve la belle oeuvre de Franz Schreker, der Ferne Klang, magnifiquement servie par les équipes de l'Opéra de Francfort

Der ferne Klang (le son lointain)



Franz Schreker (et livret du compositeur)

Création en 1912 à Francfort

 

Opéra de Francfort, les 5, 11, 17, 19 et 24 février 2023, reprise d'une production de Damiano Michieletto, inaugurée en mars 2019 dans cette même salle.

Photos Barbara Aumüller

 


 

Der ferne Klang fut sans doute l’œuvre la plus célèbre de Franz Schreker avant qu’il ne tombe en disgrâce suite aux dénonciations infâmante du régime nazi contre « l’art dégénéré » des artistes juifs, aboutissant à leur interdiction pure et simple. 

Il faut rappeler ses heures de gloire et son apport musical décisif au début du siècle dernier pour comprendre l'importance de ce retour en force depuis quelques années. En 1920, il est nommé par le gouvernement social-démocrate allemand, directeur du Conservatoire de Berlin, le Staatliche Hochschule für Musik , au sein de l'Université des arts de Berlin, occupant ainsi, jusqu’à son éviction en 1932 par les nazis, le poste pédagogique le plus important dans le domaine musical de la jeune République de Weimar. Sous sa direction, ce Conservatoire de Berlin devient un centre majeur de la vie musicale européenne recevant les meilleurs compositeurs de l’époque. Schreker en fait partie, il est aussi célèbre et considéré que Richard Strauss et l’écoute des œuvres de l’un et de l’autre, composées à la même époque, souligne les évolutions musicales typiques de cette période artistique foisonnante et la recherche de nouveaux sons qui est à la base de l’histoire racontée ici.

Il meurt en cette année 1934 après avoir été poussé à démissionner de toutes responsabilité artistique et alors que son œuvre est mise à l’index nazi.

Il faudra attendre les années 70 pour qu’à l’instar de ces nombreux artistes juifs interdits par les nazis (y compris des compositeurs célèbres au 19ème siècle comme Meyerbeer ou Halévy) les œuvres de Schreker commencent à refaire surface. On redécouvre alors peu à peu des opéras puissants qui ont été d’immenses succès en leur temps, comme ce « Son lointain ».

Il faut rappeler à tel point ces promesses de génie musical ont été étouffées quand il était minuit dans le siècle. Avant son interdiction par les nazis, der ferne Klang avait connu deux décennies triomphales en Allemagne, dirigé par les plus prestigieux chefs d’orchestre qu’étaient alors Bruno Walter, Otto Klemperer, Erich Kleiber.

On doit précisément à l’ancien directeur de l’Opéra de Francfort, Michael Gielen, la véritable réhabilitation de la musique de Schreker en Allemagne et singulièrement à Francfort avec la représentation de Die Gezeichneten (les Stigmatisés) in 1979, puis à  Gérard Mortier  l’exhumation de Der ferne Klang  à Bruxelles en 1988 et enfin, à l’Opéra du Rhin, sa redécouverte « grand public » en 2012, avec la première française dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig.

Ce « retour » à Francfort, ville qui a vu naître cette œuvre foisonnante et même fascinante, comprend sa part d’émotions propres, d’autant plus que la mise en scène de Damiano Michieletto, valorise et rafraichit le thème et le livret. C’est d’ailleurs à Michael Gielen que ces reprises sont dédicacées.

Autant dire que le public de Francfort se pressait dans le théâtre, dès la présentation traditionnelle assurée tous les soirs au foyer devant un parterre de plus 200 personnes, et durant les trois heures de la dernière représentation de cette reprise de 2023.

Le thème principal du livret est celui de l’échec d’un compositeur, incapable de trouver dans sa création musicale, un certain « son » qui l’obsède et qui lui fera tout quitter, à commencer par sa promise Grete, pour le trouver. Cette recherche obsessionnelle de la perfection qui n’existe pas, symbolise efficacement la vie qui passe sans que l’on lui trouve réellement un sens et un but lorsqu’au seuil de la mort, le saint graal jamais révélé, apparait comme un leurre, le bonheur se trouvant tout près de soi, il est trop tard. Plus profondément et en conformité avec les interrogations de son époque artistique, Schreker interroge sur les relations entre art et empathie, volonté de survivre à la mort par la création artistique et indifférence à l’égard de la société et de ses réelles contradictions. L’artiste qui se croit universel, quitte l’action sociale pour rechercher un idéal universel qui transcende la trivialité du réel, et se trouve en quelque sorte, rattrapé par cette dernière, inexorablement. Socialement irresponsable, Fritz se croit immortel parce qu’il a « le son », il veut « ein unvergängliches Werk » (une œuvre impérissable), il chante d’ailleurs « Und hab ich den Klang, bin ich reich und frei, ein Künstler von Gottes Gnaden » (« si je possède le « son », je suis riche et libre, un artiste grâce à Dieu »). Mais quand il accepte enfin la réalité de son amour avec Grete, il est terrassé par une crise cardiaque et l’on ne peut s’empêcher de voir là comme une prémonition de Schreker face à son propre sort.

Entre ce départ et cette mort finale, les épisodes foisonnants se succèdent comme le récit d’une vie et d’une époque en accéléré, offrant de formidables moments de théâtre et de musique tout à la fois que le metteur en scène a su remarquablement exploiter. Oscillant sans cesse entre le rêve et la réalité, Michieletto nous propose une scénographie ambiguë d’une esthétique fascinante de beauté. Les indications du livret sont claires quant au temps qui s’écoule du début à la fin de l’œuvre, « plusieurs années » à chaque fois entre chacun des trois actes. Le choix de montrer un retour en arrière sur leur passé des deux personnages principaux, Fritz et Grete, joués au départ par deux figurants qui les représentent, n’a donc rien de choquant ni de dérangeant, pas plus d’ailleurs que les indications temporelles symbolique d’une vie humaine, der Frühling (le printemps), der Sommer (l’été), dans Herbst (l’automne), der Winter (l’hiver) inscrits en grandes lettres avec quelques vers évocateurs, à chaque important changement de période. Saluons également le travail sur les costumes de Klaus Bruns, celui des décors de Paolo Fantin, des lumières complexes d’Alessandro Carletti et les vidéos de Roland Horvath et Carmen Zimmermann.

Le choix de construire plusieurs scènes en une en les séparant par d’élégants voilages transparents qui se déploient ou se rétractent selon les séquences, de les éclairer astucieusement leur donnant une apparence moirée ou translucide, d’y projeter parfois des vidéos de très grande taille grossissant le détail d’une action ou d’un état, est si intelligemment conçu et réalisé, qu’on est tenté de saluer là la mise en scène presque idéale.

Ainsi lors du final, alors qu’en premier plan Fritz et Grete, vieillis, se retrouvent enfin, au dernier plan, presque lointain, derrière les voilages, on joue l’opéra de Fritz, « la harpe » comme un clin d’œil à l’impossible communication entre l’art et le réel. La Harpe descend des cintres à plusieurs reprises visible et obsessionnelle mais inaccessible et lors de l’ultime tableau alors que Fritz agonise dans les bras de Grete, tous les instruments de l’orchestre descendent lentement à leur tour. Il meurt, son bras retombe, tous les voilages aussi, dénudant entièrement la scène sur un accord final étourdissant créant un dernier choc visuel et sonore parfait.

Si l’on ajoute une véritable équipe, formée pour partie de l’excellente troupe de l’Opéra de Francfort, et de quelques solistes particulièrement adéquats à leur rôle, et une direction d’acteurs impressionnante dont Michielotti est un spécialiste, on se trouve devant un véritable cercle vertueux, à l’heure où les discussions vont bon train sur le coût d’un spectacle. Efficacité, sobriété, esthétisme, respect du livret et véritable fusion avec la musique, voilà un spectacle réussi sans que l’on ait besoin pour autant de déployer des armadas de décors et d’effets spéciaux.

Et devant la richesse de la partition ainsi mise en valeur, on se demande sérieusement ce qui a empêché cet opéra de devenir une référence de son époque au même titre que Pelléas et Mélisande de Debussy ou Elektra de Strauss. 

C’était le directeur musical de l’Opéra de Francfort depuis 2008, Sebastian Weigle, qui dirigeait la nouvelle production en 2019. Il n’a jamais caché son appétence pour ce répertoire et lui a donné incontestablement une deuxième vie qu’on espère durable cette fois. C’est le jeune chef d’orchestre Florian Erdl, qui a pris la relève pour les représentations de 2023. Il avait déjà assisté le directeur musical en 2019 pour une représentation. Il a déjà dirigé d’autres œuvres comme Cosi Fan Tutte dans la maison. Il sait tout à la fois faire ressortir les nappes de sonorités qui symbolisent le fameux « son », cordes et Harpe, et donner tout son relief et ses couleurs à une partition, tonale mais audacieuse dans ses choix de sonorités, de couleurs, de mélanges d’instruments (poids des percussions) et de rythmes. Les « musiques additionnelles » lors de l’acte 2, qui se situe à La Casa di Maschere", salon de danse pour demi-mondaines dans le golfe de Venise, où Grete, prostituée mais reine en son domaine, a échoué, la musique vénitienne que l’on entend au loin et l’accompagnement tsigane, permettent l’introduction d’instruments plus rares comme le Cimbalon ou Harpsichord. Les actes 1 et 2 sont précédés de très beaux « Vorspiel » où l’on apprécie l’harmonie d’un orchestre rodé à cette belle musique.

Les chœurs, surtout sollicités à l’acte 2, sont parfaitement harmonisés à l’ensemble, comme un groupe d’instruments supplémentaires qui viendrait enrichir l’excitation acoustique de cette fameuse recherche du graal musical.

Et la scène du concours de chant, quand Grete promet son cœur à celui qui la séduira ainsi, est une immense réussite scénique, dynamique et époustouflante de vérité, où chaque chanteur se démène devant un faux micro sur pied, avec brio dans une sorte de ballet réglé au millimètre.

Car il faut saluer l’ensemble des solistes qui nous livrent une prestation superlative.

Beaucoup d’entre eux reprennent d’ailleurs leurs rôles inaugurés en 2019 avec la même conviction et le même engagement scénique et vocal.

Jennifer Holloway dessine de manière stupéfiante la véritable transformation physique d’une Grete, d’abord jeune femme amoureuse et élégante femme du compositeur, puis une reine des milieux demi-mondains, prostituée au grand cœur, qui termine dans la vieillesse et la misère sans avoir rien perdu de sa générosité. Et ce portrait, elle l’incarne autant physiquement que vocalement, interprétant d’abord un rôle plutôt lyrique, presque romantique, de sa belle voix de soprano, avant de prendre de l’autorité et du volume, passant un orchestre riche et changeant sans la moindre difficulté, adoptant le rythme souvent tendu de sa partie avec aplomb, d’une voix forte et musclée avant de revenir à plus de douceur lors de son ultime rencontre avec l’insaisissable Fritz. 

Le final de l’acte 2 où elle se résout à choisir le comte après un nouvel abandon de Fritz en chantant son désespoir dans une sorte de crise de colère hallucinante où son chant très tendu, s’enroule dans une musique soutenue, digne des plus grands affrontements voix-orchestre que l’on retrouve chez Strauss notamment, été à juste titre longuement ovationné. C’est un rôle qu’elle maitrise parfaitement qui s’apparente aux exigences d’une Elektra, d’une Chrisotémis, d’une Salomé voire d’une teinturière même.

Le ténor Ian Koziara (Fritz), originaire de Chicago, également présent dès la création de cette nouvelle production en 2019, offre en écho, une prestation impressionnante, timbre magnifique, harmoniques d’une très grande richesse, voix puissante, incarnation des contradictions de l’artiste déchiré très bien incarnées notamment son touchant désespoir final quand il apparait qu’il n’a pas trouvé le son magique et se livre alors à ce triste constat dans « Wie seltsam das ist » (comme c’est étrange) accompagné par cette flûte primesautière et presque moqueuse.

Le conte (Liviu Holender) et le baron (Iain MacNeil) se livrent à un savoureux et célèbre duel musical quand le premier chante le romantique, beau et triste chant « In einem Lande ein bleicher König » auquel le deuxième lui répond par le grossier et vulgaire « Das Blumenmädchen von Sorrent ». Baryton, basse puis ténor aussi avec le beau chevalier de Brian Michael Moore (également premier choriste), offrent de très belles parties aussi bien chantées que jouées dans une dramaturgie très efficace.

Il en va de même avec les beaux rôles du « vieux » Graumann (Magnús Baldvinsson) et de sa femme (Juanita Lascarro), de l’excellent Docteur Vigelius de Thomas Faulkner ou encore du Rudolf de Danylo Matviienko, des rôles de Milli et Mizzi ou encore du Landlord of »The Swan » d’Anthony Robin Schneider, et de tous membres de la prestigieuse troupe de l’Opéra de Francfort.

Que dire d’un tel spectacle sinon qu’on est ravi d’avoir pu le découvrir dans d’aussi excellentes conditions, tant l’acoustique de la salle est confortable, et l’accueil agréable.

En espérant ardemment que Schreker et pourquoi pas avec cet étrange « Der ferne Klang » franchira un jour prochain les portes de l’Opéra de Paris pour la première fois.

Merci à Francfort d’être l’une de ces maisons, qui ose et montre la voie.

Hélène Adam




Distribution

Chef d'orchestre : Florian Erdl

Mise en scène : Damiano Michieletto

Reprise par Andrea Bernard

Décor : Paolo Fantin

Costumes : Klaus Bruns

Lumières : Alessandro Carletti

Video : Roland Horvath / Carmen Zimmermann

Chef du Choeur :  Tilman Michael

Dramaturgie : Norbert Abels

 

avec

Grete Graumann : Jennifer Holloway

Fritz : Ian Koziara

Landlord of »The Swan« : Anthony Robin Schneider

Slapstick Actor : Mikołaj Trąbka

Old Graumann / 2nd Chorister : Magnús Baldvinsson

His Wife : Juanita Lascarro

Dr. Vigelius : Thomas Faulkner

An Old Woman : Clarry Bartha

Mizi : Anna Nekhames

Milli / Waitress : Nombulelo Yende (remplacée le 24/02)

Mary : Bianca Tognocchi

Spanish Woman : Karolina Makuła

Count : Liviu Holender

Baron : Iain MacNeil

Chevalier / 1st Chorister : Brian Michael Moore

Rudolf : Danylo Matviienko

A Dubious Individual : Istvan Balota

Policeman / Servant : Jonathan Macker

Grete when older : Steffie Sehling

Fritz when older : Micha B. Rudolph

 

Oper Frankfurt's Chorus

Frankfurt Opern- und Museumsorchester

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