Sortie CD : redécouvrir Turandot, avec un final inédit, hallucinant, sous la direction d'Antonio Pappano, Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann incandescents

Turandot



Giacomo Puccini (final complet de Franco Alfano)


Antonio Pappano, direction musicale

Sondra Radvanovsky, Turandot

Ermonela Jaho, Liù

Jonas Kaufmann, In principe Ignoto (Calaf)

Michele Pertusi, Timur


La sortie de cette nouvelle intégrale de référence était très attendue. Premier enregistrement complet de la version écrite par Franco Alfano pour terminer l’œuvre inachevée de Puccini, c'était aussi la première fois qu'Antonio Pappano dirigeait Turandot, la première Turandot de Sondra Radvanovsky et le premier Calaf de Jonas Kaufmann. Autant d'inédits qui rendent vaines les comparaisons et permettent de découvrir, osons-le dire, une nouvelle Turandot. Ne cachons pas notre immense satisfaction devant cette magnifique réalisation qu'on ne lasse pas d'écouter.

Antonio Pappano, orfèvre de l’opéra, amoureux de Puccini, avait en effet décidé de réunir les meilleurs protagonistes possibles pour son projet : une intégrale studio du célèbre Turandot de Puccini, avec l’ensemble des ajouts opérés par Franco Alfano, sur commande de Toscanini, après la mort prématurée du maestro qui laissait son œuvre inachevée. Généralement, sous l’impact du prestigieux chef qui a dirigé la Première à Rome, ce final était tronqué, réduit à 270 mesures au lieu des 379 initialement prévues, soit près de huit minutes de musique en moins. Et pas des moindres. 

En rétablissant l’intégrale de la composition et de l’orchestration proposée par Alfano, Antonio Pappano propose une autre Turandot, la relation entre les deux protagonistes prend une nouvelle dimension, leurs personnages se déploient différemment et, quand il s’agit de deux interprètes de la qualité de Sondra Radvanovsky et de Jonas Kaufmann, cela signifie que cette autre vision prend racine dès le début de l’opéra. Les fêlures et les fragilités de la princesse de glace n’apparaissent pas après le baiser de Calaf, dans l’incarnation qu’en offre la soprano canadienne, mais sont perceptibles dès son arrivée comme elle l’explique d’ailleurs très bien dans une interview. Le Calaf superbe et racé du ténor bavarois, laisse entendre lui aussi dès le début qu’il sait qu’il cassera cette armure et son comportement plus amoureux que guerrier est à l’image des transformations qu’il a su donner aux incarnations trop souvent uniquement « mâles » de tous ces héros de l’opéra.

Sans mésestimer les autres interprètes, la grande réussite de cet enregistrement "Pappano", est cette rencontre et cet affrontement entre deux géants qui dominent l’ensemble de l’œuvre jusqu’au final hallucinant d’engagement commun avec un Amore triomphant arraché à la haine, à la guerre, à la violence, à la torture, chacun allant au bout de ses possibilités, chacun avec son art unique des nuances, des accélérations, des crescendos, des forte, des pianissimo, généreusement distribué sur chaque air, variation des couleurs et du style dans un magnifique élan lyrique commun. C'est simple : ce final, à partir de Principessa di morte, c'est juste... mortel ! Leurs échanges enflammés ne cèdent jamais le pas à l’élégance dont ils font preuve, l’un et l’autre, il n’y a pas l’once d’une tentation « vériste » excessive mais au contraire, l’expression difficile et parfaitement maitrisée de ce que l’on appelle « le feu sous la glace », c’est-à-dire la passion entre deux êtres nobles, dont l’un va parvenir à libérer l’autres des sortilèges du passé qui l’enfermaient dans une cruauté indigne.

Et d’aucuns ont pu voir une suprématie de l’un ou de l’autre que personnellement je n’ai jamais perçu bien au contraire : c’est dans une même recherche passionnée de la qualité que leurs voix se répondent et se mêlent. On peut diversement apprécier leurs timbres à tous deux très spécifiques, sombre au beau métal de bronze pour lui, plus acéré parfois proche de l’acier qui tranche pour elle, mais l’un comme l’autre donnent, grâce à leurs techniques inégalées parmi leurs contemporains, un chant qui peut sans difficulté alterner l’héroïsme, aigus dardés et claironnant, et le lyrisme romantique avec des piani de rêve, exprimant toute la douceur dont ils sont aussi capables et qui rend crédible le final « heureux ».

D’elle,  on retiendra évidemment le Questa reggia comme de lui, on saluera le  Nessun Dorma  (qu’il faut écouter sur le CD pour avoir la version qui enchaine correctement cette aria à la suivante) ou plus encore peut-être le sublime Non piangere, Liu que seul Kaufmann sait rendre aussi émouvant (à la manière de son Lucevan le stelle, extrait de Tosca ou de son Ch'ella mì creda libero e lontano, extrait de la Fanciulla del west pour rester dans Puccini), pour commencer par les airs les plus connus où leur talent fait mouche. Mais si l’on écoute l’ensemble de l’œuvre en continu (ce qu’il faut absolument faire), alors ce sont d’autres airs qui retiendront notre attention pour leur interprétation unique : le Straniero ascolta de l’acte 2 suivi du Si, rinasce ! car si la soprano démontre déjà une capacité à exprimer les fêlures de sa cruelle Turandot par le nuancier de couleurs qu’elle offre alors, c’est dans la réplique énergique de Calaf que se joue clairement la folie en marche de leur rencontre. Et c'est superbement envoyé de part et d’autre, nous sommes dans l'ambiance qui va dominer l'ensemble. 

Et l’on succombe à la fin de l’acte 3 qui leur entièrement réservé en quelque sorte -avec l’orchestre et les chœurs en symbiose totale- à partir du Principessa di morte terrible de Calaf, le dialogue qui s’en suit avec le Che e mai di me puis le Mio Fore à l’acte 3, qui commence en demi-teintes entre les deux protagonistes avant que Calaf d’abord, ne « monte le ton ». Kaufmann fait un sort à chaque mot, à chaque syllabe, soutenant avec noblesse son chant tandis que Radvanovsky, dont la voix s’est faite douce, sur un fil ténu, rempli d’émotions soudaines, se coule littéralement dans les bras de l'amour. Et même si le  E li ho spregiati  qui suit, comporte des aigus tendus à l'extrême, on admire la redescente en douceur vers le Tormentata et divisa, un immense moment d’émotion, en duo à nouveau avec Calaf. Ils donnent alors une prestation terriblement émouvante et unique. Le Piu grande vittoria non voler, avec les aigus souverains de Sondra Radvanovsky et la douceur de la parole enveloppante d’un Kaufmann toujours souverain, plus énergique sur les derniers échanges. Ils nous donnent encore une leçon de chant, de maitrise parfaite de leur technique superlative.

Mais c’est l’ensemble de cette montée dramatique à l’issue heureuse, qui est servie par le génie d’Antonio Pappano à la tête de l’un des meilleurs orchestres italiens, qu’il a lui-même porté très haut au travers de ses enregistrements successifs d’intégrales, celui de la Santa Cecilia de Rome, qu’il quitte à présent, non sans lui avoir fait ce superbe cadeau d’au revoir. Dès le « Populo pekino » qui ouvre directement l’opéra, avec ses sonorités orientales prononcées, sa bitonalité aux accords discordants et son choix d’instruments idoines, cette grandeur est restituée. L’agitation, la fébrilité des échanges entre l’orchestre et les chœurs, vous emmènent directement au cœur de la cité chinoise, avec immédiatement le duo entre la Liu, fragile et éperdue d’Ermonella Jaho et le royal Calaf, énergique mais capable de douceur de Jonas Kaufmann, avec l’intervention du Timur de Michele Pertusi qui porte beau vocalement encore aujourd’hui. Le style est donné : chacun respectera scrupuleusement les nuances de la partition, faisant un sort à chaque mot, chaque phrase, chaque accent. Par le simple truchement de leurs voix, nous verrons chaque acte de la tragédie se dérouler devant nos yeux. Le Gira la cote du chœur est juste éblouissant, et impossible de ne pas voir alors la magnificence de cette cour de la princesse Turandot (encore invisible) avec ses rites et ses mœurs cruelles. Et de ne pas rêver avec le superbe Perche tarda la luna ?  qui suit.

Michele Pertusi est un très beau Timur nous l’avons dit et Ermonella Jaho à la voix menue, haut perchée et presque diaphane par instant, nous offre son immense sensibilité, la dentelle parfois ténue de son timbre lui aussi reconnaissable entre mille, et la beauté de son chant toujours juste et très bien incarné. Sa fragilité et sa détermination tout à la fois s’entendent dans cette incarnation de son plus bel air, celui de sa mort à l’acte 3, son Tanto amore, segreto… Tu, che di gel sei cinta. A pleurer. Et comme l’ensemble de la distribution est soignée, nous avons également un très truculent et expressif Ping chanté par le baryton Mattia Olivieri, qui domine la succession d’airs du début de l’acte 2 donnant la figure contestataire d’un empire qui parait pourtant si lisse et si unanimement totalitaire. Et même les rôles très secondaires, comme ceux de Pang et Pong (Gregory Bonfatti et Siyabonga Maqungo), sont assurés par de bons chanteurs, voire des stars comme Michael Spyres pour les quatre répliques tremblotantes du vieux Altoum qu’il exécute fort bien ! Quel luxe ! 

Cette intégrale est la bienvenue tant elle rappelle que l’opéra est un art vivant, de son temps, et que le renouveau d’une œuvre se mesure aussi à sa capacité à donner l’occasion à de nouveaux interprètes de transmettre avec talent, des lectures nouvelles et rajeunies de personnages qui ne sauraient se réduire à l’héroïsme de quelques airs si souvent entendus qu’ils ont perdu de leur substance et encore moins à quelques stéréotypes d'une autre époque.

Là nous avons une nouvelle histoire de la Princesse de glace, qui nous touche profondément par son humanité. Alors merci à toutes et tous d’avoir accepté cette aventure, d’autant plus complexe que les heures passées alors en studio pour obtenir une telle perfection, l’étaient dans les conditions complexes imposées par le COVID.

Une intégrale qui entre à son tour dans la légende, en attendant la prochaine, puisque Antonio Pappano a laissé entrouverte la porte d’une future Fanciulla del West


Turandot

Giacomo Puccini (final complet de Franco Alfano)

 

Antonio Pappano, direction musicale

Sondra Radvanovsky, Turandot, Soprano 

Ermonela Jaho, Liù, Soprano

Jonas Kaufmann, Calaf, Tenor 

Francesco Toma, Prince of Persia, Tenor 

Gregory Bonfatti, Pang, Tenor 

Mattia Olivieri, Ping, Baritone

Siyabonga Maqungo, Pong, Tenor 

Michael Mofidian, Mandarin, Baritone 

Michael Spyres, Altoum, Tenor 

Michele Pertusi, Timur, Bass 

Santa Cecilia Academy Chorus, Rome 

Santa Cecilia Academy Orchestra, Rome 

 

Label: Warner Classics

Sortie : 10/03/2023

Enregistré dans les studios de la Santa Cécilia début 2022.

 

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