Conversation baroque avec Emiliano Gonzalez Toro et Mathilde Etienne (30 mai 2023)

 Conversation autour de Monteverdi

Suite aux représentations du Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi, une discussion s'est engagée sur les différents aspects de l'oeuvre. Nous avons eu envie de la poursuivre, de l'approfondir et d'en publier le résultat sur le site d'ODB où Emiliano Gonzalez Toro nous avait déjà accordé un entretien en 2019. Cette fois, ce sont les deux "piliers" du travail fait autour des œuvres baroques italiennes du 17ème siècle avec lesquels nous nous sommes entretenus, Emiliano et Mathilde. Cet entretien daté du 30 mai,  est à présent publié sur mon blog.

Bonjour Emiliano, Bonjour Mathilde

A juste titre, vous êtes étroitement associés dans la réussite des représentations de Poppea, tout particulièrement celle dont nous avons rendu compte ici sur ODB. Vous êtes désormais reconnus comme de vrais spécialistes de la musique italienne du Seicento, et ODB avait très envie de vous poser quelques questions sur ce dernier opus "attribué" à Monteverdi
On s'accorde à dire "attribué" parce que les partitions laissées par Monteverdi sont partielles, ses nombreux successeurs étant intervenus pour compléter l'œuvre. Pouvez-vous préciser ce qu'il en est exactement et si c'était exceptionnel ou au contraire tout à fait "normal" à l'époque d'avoir des sortes de "compositions collectives" ?

[ Emiliano ] La partition de Poppea excite les musicologues quasiment depuis sa redécouverte. On a coutume d’attribuer une partie de la musique à l’un ou l’autre des compositeurs de l’époque, Ferrari, Cavalli, Sacrati ou même Rossi, en s’appuyant sur des éléments comme des types de mesure, des différences de graphie, des variations dans les copies, des transpositions. Mais tout cela est purement hypothétique ; aucune preuve ne subsiste, alors que l’absence de manuscrit original prête le flanc à toutes les suppositions. Ce qui est certain, c’est que Monteverdi n’était pas du genre à collaborer, dans le sens d’un atelier de peintres, comme c’était le cas pour Rubens. Ce n’est pas un concept associé à la musique de l’époque. De plus, quand, pour telle ou telle raison, Monteverdi ne pouvait pas aller au bout d’un projet, il l’abandonnait purement et simplement, comme ce fut le cas pour la Finta pazza Licori. Il avait un sens très fort de sa valeur et un vrai orgueil, on le voit mal partager une partie de son œuvre avec d’autres musiciens…

[ Mathilde ] Il arrivait que Monteverdi écrive de la musique dans un cadre collectif, par exemple pour des intermèdes, comme aujourd’hui des réalisateurs se réunissent autour d’un thème pour un film à sketches, où chacun écrit sa partie. Mais pour Poppea, si d’autres compositeurs sont intervenus, c’est fort probablement après la mort de Monteverdi, lors de reprises, peut-être suite à des changements de distribution. De notre côté, nous ne nous posons pas la question, car nous n’aurons jamais la réponse. Pour la défendre, il faut prendre l’œuvre telle qu’elle est, accentuer la cohérence plutôt que la différence, et il se trouve que la cohérence musicale de Poppea est remarquable.

…Si l’on excepte le duo final « pur ti miro »…

[ Mathilde ] Qui n’a rien à voir avec le reste ! Le théâtre vénitien, issu de la commedia dell’arte, repose sur un système de conventions, de stéréotypes. Par exemple, les dialogues entre Néron et Poppée sont des parodies de discours néoplatoniciens, car Néron a des prétentions littéraires et musicales, tandis que Poppée (stéréotype de la courtisane lettrée, une figure typiquement vénitienne) joue son jeu en vraie opportuniste. Cela culmine dans le duo « Idolo del cor mio », admirable à tous points de vue. Or le Couronnement de Poppée est censé s’achever… sur le couronnement ! Le duo final, pour le dire familièrement, « n’a rien à voir avec la choucroute », c’est un ajout purement gratuit qui n’apporte rien au drame. D’un point de vue littéraire, on est loin des clichés pétrarquisants avec ce dialogue en stichomythie (1) assez quelconque (« pur ti miro/pur ti godo/pur ti stringo/pur t’annodo »). Et surtout, il s’agit d’un dialogue amoureux très conventionnel, alors que dans le reste de l’opéra les deux personnages communiquent en rivalisant de poésie précieuse. Et Poppée est le stéréotype de l’ambitieuse, pas de l’amoureuse…

Peut-on considérer ce dialogue comme un rajout aussi sur le plan du style musical ?

[ Emiliano ] D’un point de vue musical, « pur ti miro » consiste en une basse obstinée sur un tétracorde descendant, un type de pièce qui a énormément de succès à l’époque. Or c’est un procédé que Monteverdi utilise très rarement. Le tétracorde chez lui est associé aux scènes pastorales, le Lamento della Ninfa par exemple ou le petit duo entre Eumete et Ulysse dans le Retour d’Ulysse. Rien à voir avec l’empereur néoplatonicien et sa courtisane ! Mais que serait le Couronnement sans « pur ti miro » ? C’est souvent le seul morceau que le public connaît. On a pris le parti de le présenter comme un « bonus ». Ça fait plaisir au public, aux chanteurs, et à nous aussi : après tout, c’est une très belle pièce ! C’est assez intéressant de terminer là-dessus, cela apporte une tonalité inattendue et fait retomber la pression.

Comment qualifiez-vous exactement ce Poppea ? Nous avons, quant à nous, employé plusieurs expressions dont divertissement musical, théâtral, satire, mélange de moments tragiques, pathétiques, comiques, bref, un objet que nous avons peut-être un peu mal à qualifier exactement mais sur lequel vous avez beaucoup travaillé...Quelle serait votre "définition" ?

[ Mathilde ] La réponse se trouve à la fois dans le livret et dans la partition. Le théâtre baroque est un théâtre de genres, dont chacun est défini par un vocabulaire, des types de personnages, une versification. En ce qui concerne l’opéra et plus spécifiquement Monteverdi, le genre est aussi défini par la rythmique, les tonalités, les conventions vocales, les formes instrumentales. Voyons d’abord le premier air d’Othon, à l’acte I. Il se situe exactement à la même place que le lamento de Pénélope dans le Retour d’Ulysse. Comme ce dernier, c’est aussi une variation sur le thème du retour, avec une citation poétique et musicale en forme de clin d’œil, « e pur io torno qui » qui rappelle « torna tranquillo il mar ». Othon rentre chez lui comme Ulysse, mais ce n’est pas une Pénélope fidèle qui l’attend : Poppée le trompe en ce moment même avec Néron. Lui, qui deviendra empereur à la mort de ce dernier, est censé être un personnage noble, mais ici c’est le cocu de service. La partition indique qu’il chante « en exagérant ses sentiments », c’est-à-dire que le chanteur doit en faire des tonnes (c’est le cas aussi pour Octavie)… L’opéra commence donc sur un ton parodique, qui va être confirmé par la suite.

Parodie, satire donc, qui se confirme sur le plan musical ?

[ Emiliano ] Le langage musical de cet opéra repose beaucoup sur la mesure ternaire (2), qui est employée chez Monteverdi pour exprimer la joie, le rire, des affects comiques. Othon, par exemple, s’exprime quasi exclusivement en ternaire, hormis quelques apartés ou dialogues burlesques avec Octavie et surtout Drusilla. Les personnages de la pièce sont pour la plupart issus de la commedia dell’arte. Certains sont très identifiables, comme le Valletto (l’équivalent du Zanni traditionnel) ou les nourrices (des personnages travestis, issus de la comédie latine) mais on a des nouveautés avec ces empereurs et impératrices venus de l’Antiquité romaine, ce qui n’est pas un hasard vu le contexte de tensions politiques très fortes entre Rome et Venise.

[ Mathilde ] Drusilla, par exemple, qui par son mariage avec Othon est destinée à devenir impératrice. C’est un personnage inventé par Busenello qui ne brille pas par son intelligence, et dont les répliques n’obéissent à aucune logique naturaliste ; c’est un type d’humour qu’on retrouve aujourd’hui dans les sitcoms par exemple. Tout est invraisemblable : les personnages, les situations, les dialogues, mais tout fonctionne car il y a une science phénoménale du timing.

[ Emiliano ] Nous sommes en effet dans une pure comédie, où tout est traité avec beaucoup d’impertinence, jusqu’à cette scène de couronnement qui est totalement carnavalesque. C’est le triomphe de l’absurde !

[ Mathilde ] La mesure ternaire, chez Monteverdi, est aussi l’expression privilégiée du sentiment amoureux. C’est que dit Amour dans le prologue (« à mon signal, le monde se meut ») en chantant en ternaire. C’est l’amour qui anime le monde et fait ce qu’il veut des pauvres humains… Et donc, logiquement, c’est l’amour qui dicte le modèle rythmique de Poppea. Plus tard dans l’opéra on trouve, cité textuellement, le dernier vers de la Divine Comédie (« l’amour qui fait se mouvoir le soleil et les autres étoiles »). C’est très gonflé de la part de Busenello de parodier Dante, mais c’est brillantissime de la part de Monteverdi de construire tout un opéra sur l’amour, via le ternaire, qui représente ici la toute-puissance du désir incontrôlé. C’est une œuvre profondément libertine et insolente.

Vous faites le choix de traiter davantage l'aspect comique, satirique, de l'œuvre en relativisant les aspects les plus tragiques. Nous avons parlé à ce propos de la fameuse scène de l'annonce à Sénèque de sa condamnation à mort et des réactions de ses familiers pour lui demander... de ne pas mourir ! Quels sont les attendus de votre réflexion et de vos analyses à ce sujet (je précise que j'ai beaucoup apprécié la scène en question !)

[ Mathilde ] Cela a dérouté pas mal de monde ! Cela en dit long sur la transgression que s’autorise Busenello, qui à l’époque a dû surprendre son public composé, pour beaucoup, de ses collègues académiciens. Comme dit plus haut, Poppea est une pure comédie. Le personnage de Sénèque est traité de façon ridicule : les soldats, le valet et même Octavie se moquent de lui ! Ce qui est parodié ici, c’est d’abord sa philosophie : la consolatio qu’il offre à l’impératrice est une caricature du genre, une sorte d’exercice de style scolaire, totalement décalée vu la situation. C’est un exercice que les jeunes garçons apprenaient à l’école et qui n’est pas un sommet du genre ! Ensuite on attaque la supposée hypocrisie de Sénèque, déjà pointée du doigt dans l’Antiquité (y compris chez Tacite, dont Busenello se réclame) : l’homme professait le détachement de la vie terrestre… tout en possédant des villas de luxe dans toute l’Italie. Mais la critique du librettiste, très iconoclaste, vise surtout sa rhétorique. Sénèque est un grand pourvoyeur de sentences un peu faciles, qu’on trouve encore aujourd’hui dans tous les manuels de développement personnel. Cicéron disait de lui qu’il avait « corrompu le noble art de la rhétorique »… Dans l’opéra, les discours du personnage caricaturent les véritables écrits de Sénèque : ils consistent en une succession de figures de style éculées, de poncifs énoncés sur un ton grandiloquent, que viennent lourdement souligner des figuralismes musicaux ultra-convenus. On trouve le même type de figures dans la tirade de la Vertu au Prologue, car elle est attachée au stoïcisme, cette philosophie qui a « vendu ses titres pour manger ». Ce que dénonce Busenello, c’est la forme au détriment du fond, le rhéteur qui néglige la structure du discours pour ne faire que de l’ornementatio. Si on comparait la rhétorique à la cuisine, cela reviendrait à servir uniquement l’assaisonnement à la place du plat lui-même.
A l’époque, Sénèque est une figure très prisée des jésuites, maîtres ès rhétorique, que Venise avait chassés suite au conflit avec Rome. Or dans l’enseignement des jésuites, le théâtre a une grande place. C’est ce qu’on retrouve avec ce philosophe qui se met en scène en permanence, jusqu’à sa mort où il convoque un public pour l’admirer, en expliquant qu’ « il est temps de mettre en œuvre ce qu’[il a] toujours professé »… A 69 ans, il était temps en effet ! Lorsque l’affranchi (une figure comique, contrairement au tribun de Tacite) vient lui annoncer sa mort, Sénèque feint de deviner le message, alors qu’il sait déjà ce qu’il en est, puisque le dieu Mercure en personne est venu le lui annoncer (une scène que nous avons dû malheureusement couper, car nous avions des impératifs de durée de représentation). On a droit ici à une parodie de stoïcisme avec ce « Meurs heureux !» chanté sur une mélodie très joyeuse, complètement décalée avec le contexte.
Busenello adore se moquer des savants, comme le faisait Rabelais avec Panurge et comme le fera Voltaire avec Pangloss (une caricature de Spinoza). C’est un humour érudit mais très efficace car féroce.
Sénèque est une figure formidable car c’est à la fois un philosophe, un orateur, un personnage politique, un auteur de tragédies et même un satiriste. Du pain bénit pour l’auteur qui va le mettre en scène ! Ici Busenello fait un joli pied-de-nez avec des scènes tirées de l’Octavie, une tragédie autrefois attribuée à Sénèque, qu’il cite d’une manière pour le moins tordue, avec l’impératrice qui se comporte en drama queen et sa nourrice grotesque... Plus largement, la charge a une dimension politique : à travers le stoïcien, c’est Rome et l’Église qu’attaque le Vénitien et libertin Busenello.
Le personnage de Lucain (neveu de Sénèque) est savoureux lui aussi. Lucain est un poète célèbre de l’entourage de Néron, mais c’est aussi l’auteur d’une Pharsale outrageusement obséquieuse envers l’empereur. C’est ce personnage de courtisan et de flatteur sans scrupule qui est dépeint ici. Il ne faut pas oublier que Busenello est à la fois un poète et un avocat, formé aux techniques oratoires latines. Poppea est moins un opéra sur le pouvoir, le sexe et la violence, qu’une pièce sur l’art du discours et ceux qui le pervertissent : Néron, Sénèque, Lucain et Poppée elle-même, qui vend ses belles paroles autant que ses charmes.

La formation instrumentale choisie est composée de douze musiciens "seulement". Quelles étaient les accompagnements instrumentaux de l'époque pour la création à Venise de cette œuvre par exemple ? Et plus généralement quelles sont les relations entre formations vocales et formations instrumentales ?

[ Emiliano ] On n’a aucune trace de l’effectif original. On a retrouvé le livre de comptes d’un théâtre de l’époque qui détaille l’effectif employé pour les opéras : un tout petit continuo et deux violons. C’est en réalité largement suffisant pour Poppea qui est du théâtre chanté, et non une œuvre symphonique. Les théâtres vénitiens pouvaient être de dimensions très modestes et ils étaient dépourvus de fosse.
De plus la caractérisation des personnages n’est pas marquée comme dans Ulysse, où l’on trouve beaucoup de contraste, que ce soit entre les figures ou les sentiments exprimés ; tout cela appelle à une équivalence instrumentale pour donner de la varietas, la variété, un élément apprécié de Monteverdi. Or dans Poppea il n’y a aucun affect positif, pas de sentiments nobles ou pathétiques, on est dans la caricature, avec cette rythmique, ce sens du timing essentiel à la comédie. Ce qui est important, en revanche, ce sont les ritournelles et sinfonie qui encadrent les scènes. Elles assurent la cohérence générale, en donnant de surcroît un « groove » incroyable. Il n’y a pas de temps mort, tout s’enchaîne toujours merveilleusement dans la bonne humeur ! Nous avons étoffé le continuo en ajoutant des basses (au total deux violes, un violoncelle et une contrebasse) ainsi que deux cornets qui jouent aussi la flûte. C’est un choix qui s’est imposé car nous devions remplir des salles comme l’Arsenal de Metz ou le Théâtre des Champs-Élysées (immenses en regard des petits théâtres vénitiens) sans perdre la lisibilité du texte, qui est primordiale.

Nous avons parlé d'une véritable équipe, avec de multiples rôles tenus par les uns et les autres, était-ce également une tradition ?

[ Emiliano ] Nous sommes treize chanteurs sur scène, c’est déjà énorme ! L’opéra vénitien est un vrai business, qui repose sur la rentabilité. Il fallait économiser partout où l’on pouvait le faire. Cela se ressent dans les effectifs instrumentaux mais aussi dans l’absence de chœurs ou de danses, et même de machinerie spectaculaire. Dans cette logique, il était tout-à-fait courant qu’un chanteur assume plusieurs parties dans un même opéra… pour un impresario, il s’agissait de monter une véritable troupe à peu de frais. Comme c’est un théâtre qui ne repose pas sur le réalisme psychologique, mais sur un système de codes et de conventions, le public de l’époque l’acceptait très bien… comme le fait celui d’aujourd’hui.
J’aime bien le mot « équipe ». Cela résume bien le travail que nous faisons, pas si éloigné des conditions de l’époque, où il n’y avait pas de metteur en scène, pas de chef d’orchestre. Répartir les responsabilités ne veut pas dire qu’il n’y a pas de direction, mais qu’il y a une autonomie de groupe. Sur scène, pendant les représentations, personne n’est là pour battre la mesure ou donner les départs. Les chanteurs apprennent chez nous à donner la direction au continuo, cela développe une écoute particulière et un vrai sens du collectif.

Qu'est ce qui préside au choix des tessitures pour remplacer les castrats souvent dominants dans les partitions de l'époque, la disponibilité des artistes ou un choix plus artistique ? (par exemple les deux contre ténors pour les rôles de Nerone et d'Ottone, dont le style contrasté fait merveille d'ailleurs, comme celui des deux nourrices...)

[ Mathilde ] Tout est convention. Pour Monteverdi, comme dans tous les opéras du début du XVIIe siècle, le héros noble et pathétique, c’est le ténor. Il triomphe dans Orfeo et Ulysse. Mais ici, les rôles d’Othon et de Néron sont dévolus à des castrats... La symbolique est forte ! Et le choix n’est pas gratuit : les empereurs antiques dont Rome s’enorgueillit sont traités à Venise comme des chapons, des hommes sans couilles, pour parler vulgairement. Il n’y a qu’à voir le chant d’Othon, qui dans sa structure est proche de la chanson : l’air strophique est traditionnellement dévolu aux personnages comiques et populaires. Le chant de Néron, lui, montre une tessiture impossible, qui oblige parfois le chanteur à crier. Or le personnage est persuadé d’être un grand chanteur : mais lorsqu’il s’agit d’improviser, il ne sait que crier « Ahi, Destin ! ». Si on regarde le Néron incarné par Peter Ustinov dans Quo Vadis, c’est le même principe : l’empereur se prend pour Orphée, il improvise devant sa cour, tout en chantant très mal, ce qui n’empêche pas les courtisans d’applaudir. Ce sont des rôles qui nécessitent de la part de leurs interprètes un vrai sens de l’auto-dérision.

[ Emiliano ] Nous avons choisi de faire appel à des contre-ténors. Distribuer ces rôles à des femmes permet d’avoir (en général) un moelleux intéressant, surtout dans les duos ; mais on perd l’aspect comique qui est primordial. À l’opposé, confier Néron à un ténor, comme cela se fait encore de temps en temps, donne au personnage une noblesse qu’il n’est pas censé avoir. Le castrat, à cette époque, est le « héros efféminé », c’est donc plus impactant si c’est un homme qui chante « comme une femme » qui l’incarne. À l’époque, la majorité des castrats chantent à Rome, car la Cité Éternelle ne veut pas de femmes dans ses productions lyriques. Venise réplique en les ridiculisant… Mais par un pied-de-nez de l’Histoire, ce type de personnage aura tant de succès que les castrats vont peu à peu devenir des stars et, au XVIIIe siècle, sortir définitivement du registre de la comédie pour régner sans partage sur la scène baroque.

Et pour finir, après cette trilogie, quels sont vos projets dans le droit fil de cette exploration passionnante du Seicento ?


[ Emiliano ] Nous allons poursuivre notre travail sur Monteverdi avec les Vêpres, encore un monument ! Puis la Liberazione di Ruggero dall’isola d’Alcina, à la fois le premier opéra composé par une femme, Francesca Caccini, et une relecture rafraîchissante du Roland furieux de l’Arioste. On ne va pas s’ennuyer.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur cet opus de Francesca Caccini et nous parler également de votre nouvelle responsabilité comme directeur du festival de Froville ?

[ Mathilde ] Alcina va nous changer de notre ordinaire car c’est un opéra qui fait la part belle aux femmes, notamment les deux rôles principaux que sont les magiciennes Alcina et Melissa. Il est normal que ces figures soient mises en valeur, si l’on considère que la commanditaire était la grande-duchesse de Toscane, Marie-Madeleine d’Autriche. La musique est belle et très intéressante, elle rend bien compte de la position de Francesca Caccini en son temps : l’intrigue inclut des scènes spectaculaires qui demandaient à l’époque des moyens considérables en scénographie. Caccini était la musicienne la mieux payée de son temps, tous sexes confondus (si on inclut les castrats 
 ). C’est dire la considération dont elle jouissait… C’est intéressant de voir le cheminement de l’opéra florentin depuis ses débuts en 1600. Le livret est de Saracinelli, un poète associé à la cour des Médicis Ici la trame s’échappe de la mythologie pour aborder l’épopée, il y a de la magie, de l’amour, des trahisons, des ballets… tout cela est assez festif, cela annonce un opéra comme le Retour d’Ulysse de Monteverdi.

[ Emiliano ] En ce qui concerne le festival de Froville, je suis honoré d'avoir été choisi pour sa direction artistique. Il s’agit d’un festival dont la réputation n’est plus à faire, c’est une vraie référence dans le milieu baroque. J’éprouve beaucoup de plaisir à collaborer avec une équipe de passionnés, surtout dans ce cadre exceptionnel qu’est l’église de Froville. Cette année j’assure le relais, car la programmation a été bouclée par ma prédécesseuse, mais dès 2024 je prendrai pleinement mes fonctions. J’ai pour objectif de travailler dans la continuité et poursuivre le développement du festival sans le dénaturer, car il a une histoire forte.
Je suis par ailleurs très heureux de m’investir dans le concours de chant baroque attaché au festival. Mon apport en tant que chanteur, c’est d’augmenter la présence des chanteurs dans le jury, avec des artistes de renommée internationale. Cette année, nous sommes fiers d’accueillir Sophie Karthaüser, immense soprano belge, comme présidente du jury. Julian Prégardien sera là aussi, c’est extrêmement motivant pour un jeune artiste de se confronter à de tels avis ! Pour les prochaines éditions, nous allons d’ailleurs tâcher d’élargir le concept, en proposant des masterclasses pour les finalistes, sur le modèle de concours comme Operalia où les chanteurs travaillent, entre autres, avec Placido Domingo. Pour un chanteur, être jugé par un autre chanteur, surtout d’une telle envergure, cela veut dire quelque chose. Avec ce concours, il y a cette envie de former les artistes de demain, de leur transmettre ce que l’on sait dans un cadre que l’on va tâcher de rendre le plus bienveillant possible, même s’il s’agit d’une compétition avec le stress que cela comporte. Pour le moment, j’ai surtout hâte de rencontrer les candidats de cette édition, la pré-sélection a déjà révélé de jeunes chanteurs formidables que je me réjouis d’entendre en live.

[ Mathilde ] Nous allons poursuivre le travail de notre label Gemelli Factory avec l’enregistrement des Vêpres de Monteverdi. C’est un vrai défi car, contrairement au Retour d’Ulysse (qui sortira cet automne) sa discographie est très riche. C’est passionnant pour moi de faire d’autres vêpres, après celles de Cozzolani, notre premier succès au disque. Le texte est le même, mais le langage est totalement différent. Il y a cette science presque mathématique dans l’œuvre de Monteverdi, mêlée à une grande invention, un art de la variété inouï, et une poésie incroyable qui la rend très facile d’écoute même pour un public non averti. Pour nous c’est l’occasion de continuer notre collaboration avec notre ingénieur du son, Benjamin Ribolet, un génie dans son genre ! Le défi est de taille avec ces alternances de solos et de chœurs multiples, avec toutes les configurations spatiales imaginables. Mais nous sommes motivés, et surtout nous allons tâcher de faire honneur à Monteverdi. C’est lui qui nous guide, depuis nos débuts.

Merci pour cette passionnante conversation !


Précisions musicologiques :
(1) stichomythie = Succession rapide de très courtes répliques
(2) tétracorde = Système de quatre sons conjoints, dont les deux extrêmes sont à distance de quarte juste.
(3) mesure ternaire = Le temps est divisé en trois parties égales

Hélène Adam, 30 mai 2023.

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