Forêts profondes pour prédateur blessé : un sombre Don Giovanni à l'Opéra de Paris

Don Giovanni



Mozart, sur un livret de Da Ponte (1787)

 

Opéra de Paris, Bastille, Première du 13 septembre.

 

Pour cette nouvelle saison 2023-2024, l’Opéra de Paris frappe haut et fort en nous proposant le chef d’œuvre de Mozart, le plus audacieux de ses ouvrages lyriques, Don Giovanni dans une mise en scène nouvelle pour Paris, mais créée par le metteur en scène Claus Guth en 2008 au festival de Salzbourg dans le cadre de ses réalisations du triptyque Mozart/Da Ponte pour le prestigieux festival, dans cette version que j’apprécie tout particulièrement car elle s'achève sur l'un des morceaux les plus saisissant de l'histoire de l'opéra, la mort de Don Giovanni. Elle supprime en effet la toute dernière partie (le Questo è il fin), celle « sans Don Giovanni », dont l’orchestration retrouve un classicisme (de qualité, c’est Mozart), qui casse un peu l’impressionnante modernité du final dantesque qui voit mourir Don Giovanni dans le gouffre des enfers et dont la partition atteint des sommets d’audace.

Le parti pris de Claus Guth est celui d’un contraste absolu entre un Leporello plus bouffon que jamais et un Don Giovanni véritable prédateur qui hante une sombre forêt tel un félin prêt à fondre sur ses proies. Animal blessé suite au combat où il tue le Commandeur, il s’enfonce peu à peu dans une sinistre quête entre les arbres dont on ne voit pas les cimes, évoquant tour à tour la blessure fatale d’Amfortas (surtout incarné par l’inoubliable et magistral Peter Mattéi), et les forêts des œuvres du romantisme allemand qui suivront Mozart, O combien précurseur dans ce magistral opéra.

Le très beau décor réalisé par Christian Schmidt, permet une subtile transformation de ces bois inquiétants, qui peu à peu vont dévoiler d’autres aspects, la colline plus riante d’où dévalent joyeusement les membres de la noce de Zerlina et Mazetto, l’abribus où se passent quelques scènes de l’acte 1, une voiture en panne, symbole du retournement des conquêtes de Don Giovanni vers l’échec, une escarpolette, celle de l’innocence encore enfantine de Zerlina, des rochers qui peu à peu vont barrer tout horizon et toute ligne de fuite au couple Don Giovanni/ Leporello, enfermé dans un décor peu à peu cauchemardesque, où la neige tombe inexorablement tandis que le commandeur invite Don Giovanni à son festin de pierre.

Claus Guth fait montre comme à son habitude, d’une excellente direction d’acteurs, qui permet à chacun de camper son personnage avec forces caractéristiques propres, et nos interprètes, pour cette Première, ont réalisé un sans-faute théâtral qu’il faut saluer bien bas tant la dynamique de la soirée a reposé sur cette incontestable qualité.

Musicalement, j’aurais beaucoup plus de réserves notamment du fait de la battue beaucoup trop lente d’Antonello Manacorda, qui manque de dynamisme, de fluidité et surtout de reliefs, la vivacité venant essentiellement des récitatifs admirablement joués sur le plateau, accompagnés par le seul « continuo » du clavecin. Dès l’ouverture, cette impression de lourdeur est marquante et ce n’est que lors des dernières mesures du final grandiose que l’orchestre donne toute sa puissance et emporte vraiment l’émotion dans les derniers soubresauts d’un Don Giovanni agonisant.

Peter Mattéi est un Don Giovanni vieillissant et assumant comme telle cette sorte de blessure dont il ne se remet pas. La voix a gardé tout son éclat (admirable sérénade) et surtout sa formidable capacité à exprimer par la simple évolution du timbre, l’ensemble des sentiments du séducteur « prédateur ». Peter Mattéi avait été le premier Don Giovanni de la mise en scène (O combien plus iconoclaste !) de Michael Haneke, située dans une tour de la Défense, et créée à la même époque (2005) à l’opéra Garnier avant d’être reprise à Bastille (2006). On mesure le chemin parcouru par cet excellent chanteur et on admire sa faculté d’adapter ses caractéristiques actuelles à l’un de ses rôles fétiches, qu’il a profondément marqué de son empreinte toujours élégante quelle que soit la mise en scène proposée. Et cette lente descente aux enfers du roi de jadis, mortellement touché, atteint des sommets quand c’est allongé sur le sol, qu’il chante Deh vieni alla finestra.

 Le couple formé avec Alex Esposito qui se surpasse lui aussi dans la bouffonnerie du personnage, est l’un de ceux qui fonctionnent particulièrement bien sur scène et l’on ne peut que saluer l’énorme travail qui permet une telle osmose. La voix est elle aussi plus rustre, avec un rien de comique permanente, qui se coule littéralement dans ce double grotesque de Don Giovanni qu’est son pleutre valet. Son Madamina, il catalogo è questo, a malheureusement été interrompu (puis repris) par des applaudissements intempestifs, résultat probable de la lenteur imposée par le chef à cette partie.

Du côté des autres voix masculines, on est content de complimenter le jeune ténor Ben Bliss, dont on ressent par instant la tension d’une « première fois » à Bastille, qui incarne un très beau Don Ottavio, parant son chant de nuances chaudes (notamment son Il mio tesoro intanto avec ses notes longuement tenues) et révèle un timbre attachant qu’on ré-entendra avec beaucoup de plaisir. Comme il est très à l’aise sur scène et valorise sa partition parfois un peu secondaire, on espère le revoir très souvent !

Guilhelm Worms s’en tire bien également dans le rôle de Masetto, où il doit briller face aux deux monstres sacrés que sont Mattéi et Esposito, ce qui n’est pas toujours facile dans des tessitures similaires. Quant à John Relyea, comme à son habitude, il l’est l’un des meilleurs Commandeurs, rôle qui nécessite une voix tout d’un bloc mais où perce l’émotion et la colère tout à la fois ce que la basse américaine réussit admirablement.

Du côté des voix féminines, on est un peu moins satisfait il faut bien le dire. Si Ying Fang confirme toutes les qualités déjà notées dans les rôles de « soubrette » chez Mozart, et incarne une magnifique et irrésistible Zerlina, réussissant tous ses airs avec brio et nous émouvant à de multiples reprises, les deux rôles principaux sont plus problématiques.

Pour sa prise de rôle Gaelle Arquez nous offre toujours ce très beau timbre un peu fruité sans toujours convaincre dans le rôle très complexe de Donna Elvira. La voix sonne trop léger lors de ses premières interventions, et le Ah fuggi il traditor, manque de dynamisme, aigus et même graves étant un peu malmenés. Emotion de la Première ou légère inadéquation au rôle ? Son Mi tradì quell’alma ingrata est davantage appuyé et maitrisé mais manque malgré tout d’éclat. La Donna Anna d’Adela Zaharia est en revanche vraiment décevante. Cette belle et grande soprano qui nous avait ébloui à Munich en Lucia il y a quelques années, alors qu’elle remplaçait Diana Damrau souffrante, quasiment au pied levé (aux côtés de Beczala et Tézier), semble en difficulté vocale permanente, aigus très beaux mais courts et médium, grave presque inexistants et parfois même lancés sans élégance comme pour se sortir d’un mauvais pas. Espérons qu’il ne s’agit que d’une méforme passagère….

Une deuxième distribution alterne avec celle-ci. 

Une belle rentrée pour l’Opéra de Paris en attendant son « blockbuster » pour reprendre l’expression du metteur en scène Kiril Serebrennikov, Lohengrin qui débutera prochainement.


Hélène Adam


Photos Bernd Uhlig

 

Distributions

Antonello Manacorda / Giancarlo Rizzi : direction musicale

Claus Guth : mise en scène

Christian Schmidt : décors et costumes

Olaf Winter : lumières

 

Peter Mattei / Kyle Ketelsen : Don Giovanni

Adele Zaharia / Julia Kleiter : Donna Anna

Ben Bliss / Cyrille Dubois : Don Ottavio

Gaëlle Arquez / Tara Erraught : Donna Elvira

Alex Esposito / Bogdan Talos : Leporello 

John Relya : Le Commandeur

Guillem Worms : Masetto

Ying Fang / Marine Chagnon : Zerlina

  

Commentaires

  1. Zelda
    Toujours autant de plaisir à vous lire. Vous manquez au site bien connu où vous aviez l'habitude d'officier. Certains ne veulent voir aucune tête dépasser...
    J'imagine que vous en avez vu d'autres.
    Au fait, tout comme vous j'avais noté un système de sonorisation au 2ème balcon lors de la saison passée (pour certaines œuvres). L'ONP y a renoncé semble-t-il et c'est tant mieux.

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