Les Espaces Acoustiques de Grisey : un voyage envoûtant avec l'Ensemble Intercontemporain sous la direction de Pierre Bleuse

Les Espaces acoustiques (Gérard Grisey)


Prologue 

Périodes 

Partiels 

Modulations 

Transitoires 

Épilogue

 

Ensemble Intercontemporain Orchestre du Conservatoire de Paris Pierre Bleuse, direction

Odile Auboin, alto

Jean-Christophe Vervoitte, cor 

Pierre Rémondière, cor

Jean-Noël Weller, cor

Arthur Régis dit Duchaussoy, cor

 

La grande salle de la Philharmonie est un écrin merveilleux pour accueillir cette étonnante partition en six parties, le chef d'oeuvre du compositeur français Gérard Grisey, qui commence par un prologue avec alto seul pour finir dans une apocalypse de notes et de sonorités, par un épilogue en feu d’artifice. Chaque pièce élargit alors l’espace acoustique de la précédente.

L’Ensemble Intercontemporain, fondé par Pierre Boulez, y déploie sous la direction astucieuse et précise de son nouveau directeur Pierre Bleuse, des trésors de virtuosité au service d’une œuvre polymorphe, passionnante de bout en bout et qui tient le spectateur en haleine.

 

La genèse de ces fabuleux Espaces

Gérard Grisey a composé d’abord « Périodes » en 1974, écrit pour sept instruments et créé à la Villa Médicis. C’est par la suite que le cycle complet s’est peu à peu formé pour donner un ensemble d’une grande intensité musicale et d’une grande complexité formelle. « Partiels », le troisième mouvement, a été composé un an plus tard, sur commande du ministère de la Culture, tout comme le Prologue, composé en 1976, et « Modulations », pièce dédiée à Olivier Messian pour son soixante-dixième anniversaire. Et il faut attendre les années quatre-vingt, pour que Gérard Grisey achève son véritable voyage acoustique par les deux derniers morceaux, « Transitoires, une commande de la ville de Palerme en 1981 et l’Épilogue, une commande de la biennale Musica de Venise en 1985. On retrouve avec plaisir l’unité musicale du cycle quand il est ainsi exécuté en continu lors de la même soirée, sans entracte et (presque) sans pause, passant progressivement de l’instrumentation la plus dépouillée avec l’alto seul au grand orchestre du final.


Du plus petit au plus grand

Le Prologue  est écrit pour un alto seul, ce qui confère aussitôt sa part de mystère à l’ensemble, tout comme une sorte de charme étrange né d’une perception basée sur la ligne mélodique mouvante de l’instrument. Gérard Grisey parlait d’une « dialectique entre le délire et la forme » à propos de cet étrange commencement.  

L’interprétation de première qualité de l’altiste Odile Auboin, éclairée d’un faisceau lumineux alors que le reste de la scène, où l’on devine les très nombreux pupitres encore vides, est plongée dans le noir, nous conduit dans l’atmosphère familière du compositeur, sonorités classiques ou dissonantes se succédant, avec une pulsation régulière de deux notes sur cordes à vide, comme le cœur qui bat sa chamade tandis que l’esprit s’évade dans des pensées diverses presque aériennes.

Les quelques musiciens qui vont rejoindre notre sublime altiste au toucher aérien, se sont silencieusement installés avant qu’on les découvre par ce subtil jeu d’éclairages qui accompagnera toute la « mise en scène » de la soirée. Et l’origine de tout ce travail, « Périodes » peut commencer sans véritable pause, dans ce continuum sonore et musical qui devient vite obsessionnel aux oreilles de l’auditoire. Olivier Messiaen, qui fut le professeur de composition de Grisey, encourageait alors ses élèves à écrire « de la musique dingue » aux lendemains de Mai 68, quand tout semblait possible.

Le travail sur le « mi » du trombone, fondamentale et harmoniques, que Grisey définit comme « une succession d’épisodes » avec quelques notes successives répétées comme un motif de sirène, bientôt réduites à un simple intervalle un peu languissant, où les flûtes (et piccolos) répondent au frottement des cordes, où les archets sont volontairement malmenés pour produire cet effet vibrionnant d’où émergent de temps en temps la note claire d’une clarinette pour finir par une pulsation lourdement appuyée par la seule contrebasse de la formation à ce moment-là, tenue de main de maître par Nicolas Crosse, capable d’exécuter ces redoutables mouvements d’archet tenu à deux mains qui ponctuent les débuts, sans transition, de « Partiels », le troisième mouvement.

L’instrumentation s’est étoffée avec l’arrivée d’un accordéon, de deux séries de percussions, doublant le nombre de musiciens. Plus que jamais apparait le travail fondamental sur les sons plutôt que sur les notes. Chacun des instrumentistes est extrêmement sollicité tandis que peu à peu, l’Ensemble Intercontemporain est rejoint par de nombreux élèves du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

Pierre Bleuse est alors à la tête de son orchestre, tandis que tout le plateau s’éclaire. Il apparait comme le magicien qui éveille les instruments les uns derrière les autres et leur donne l’impulsion nécessaire à l’enrichissement progressif du propos. La fusion des différentes sonorités instrumentales semble d’ailleurs former de nouveaux sons parfois distordus, voire réverbérés, accompagnés du galop de la grosse caisse ou des timbales, l’intensité sonore s’élève avec des crescendos, diminuendos réguliers, comme autant de respirations successives, quelques bouquets de notes comme lancés avant de retomber au milieu des bruits de cymbales.

Avec « Modulations » l’orchestre s’étoffe encore, la complexité des sons également, sont apparus la harpe, le piano, l’orgue Hammond, avec des sonorités nouvelles, les cuivres et les percussions occupent une place de plus en plus prépondérante, autant de raisons de voir l’ensemble gagner considérablement en décibels et le volume sonore occupe alors tout l’espace acoustique de la Philharmonie.

 

Pierre Bleuse génial maestro

Pierre Bleuse ne manque pas de génie dans la direction de cet ensemble touffu, accompagnant de mouvements des mains mais aussi du corps tout entier la progression musicale du cycle, ménageant ces quelques moments d’humour où, éclairé tout seul au sommet des marches de la scène, le cymbaliste semble attendre un signe qui ne viendra pas, de frapper de toutes ses forces.

Et tout est prétexte à l’exploration des effets sonores, ceux des archets à qui l’on applique la colophane avec forces gestes bruyants, ceux des partitions que l’on froisse en tournant les pages (et ceux des toux qui ne manquent pas de ponctuer le périple).

Avec « Transitoires » le grand orchestre est en place et donne toute sa mesure. Trois percussionnistes sont aux manettes d’une douzaines d’instruments parmi lesquels de nombreux gongs de tonalité différente et leur maitrise relève d’une véritable prouesse qu’il faut saluer comme telle d’autant plus que leur intervention est fortement sollicitée durant cet avant-dernier morceau.

Pour le retour de l’alto en écho à l’ouverture du cycle, Pierre Bleuse a placé Odile Auboin au sommet des gradins de l’arrière-scène. Un faisceau lumineux l’enveloppe durant les quelques mesures de son intervention tandis qu’apparaissent les quatre cors solistes de l’Épilogue, placés en contrebas, derrière le rideau orchestral toujours aussi massif pour ce final.  Jean-Christophe Vervoitte, Pierre Rémondière, Jean-Noël Weller, Arthur Régis dit Duchaussoy, les quatre cornistes, succèdent ainsi à ce dernier soupir de l’alto, en détournant le thème du Prologue, le déformant, le déstructurant, dans une sorte de spirale qui semble ne jamais vouloir finir puis s’achève dans les derniers hoquets tandis que le grosse caisse frappe deux coups puis un troisième, qui résonne longuement avant l’ovation du public conquis et enchanté par la formidable réussite de ce véritable voyage acoustique. 

Un très bel hommage à Gérard Grisey et une saison de l’ensemble Intercontemporain sous l’égide de son nouveau directeur musical, Pierre Bleuse, qui poursuit une exploration de qualité dans le répertoire musical moderne.

 

 

 

 

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