« Die Frau Ohne Schatten » à l’Opéra national du Capitole : en tous points exceptionnel

Die Frau Ohne Schatten (Richard Strauss)


 


Après celui de Lyon en octobre dernier, c’est au tour de celui de Toulouse de proposer cet ouvrage hors norme de Richard Strauss. Lors de cette Première du 25 janvier dans la ville rose, le public enthousiaste a salué l’œuvre tout comme sa direction musicale, son orchestre et son plateau vocal exceptionnel. Une soirée magique.

 

 

De la difficulté de représenter la « Femme sans ombre ».

Il existe des œuvres hors norme et cette « Femme sans ombre » en fait partie. Ouvrage de la démesure né des cerveaux si parfaitement accordés du poète Hugo von Hofmannsthal et du compositeur Richard Strauss, créée en 1919 à l’Opéra de Vienne, « Frosch » comme l’appellent familièrement ses « fans », est un opéra terriblement exigeant : pour l’orchestre, l’une des formations les plus volumineuses de l’art lyrique, pour les voix, pas moins de 5 grandes voix puissantes et dramatiques, pour la mise en scène, l’action évolue d’un monde surnaturel d’essence princière divine au monde trivial terrestre de l’univers d’une teinturerie.

Autant dire que les maisons d’opéra, hors l’Allemagne et l’Autriche pour qui l’œuvre est un pilier du répertoire, qui se lancent dans l’aventure font preuve d’une audace redoutable. Ajoutons qu’en France, Frosch n’a pas la notoriété exceptionnelle dont elle jouit dans les pays germaniques. Il faut donc, en sus, assurer une communication efficace propice à convaincre le public de découvrir ce joyau de trois actes, deux entractes et trois heures de musique intense. On n’est plus dans l’univers du bel canto, ni même celui de Verdi ou du grand opéra français. Si l’on doit évoquer des similitudes, on ira chercher plutôt chez Wagner, avec les particularités orchestrales du début du XXème siècle.

Il n’y a pas de « grands » airs réservés à telle ou telle tessiture et le public respecte la partition et son continuum comme chez Wagner, se gardant bien d’interrompre le flot étourdissant de musique par des applaudissements aux exploits des unes et des autres.


Et c’est cette impression d’ivresse permanente qui mène chacun dans les plus profonds recoins de l’émotion et qui procure autant de plaisir renouvelé à chaque fois à l’écoute de cette œuvre.

Et cette saison, disons-le franchement, nous sommes gâtés déjà par deux grandes maisons d’opéra de nos régions : Lyon en octobre 2023, Toulouse en janvier 2024 ont monté avec succès ce « monstre » irrésistible qui a conquis le public immédiatement.


Nous avions rendu compte de l’une des représentations de l’Opéra de Lyon dans Cult.news, saluant la distribution, la mise en scène et la direction d’orchestre. Une fosse trop exigüe avait conduit Lyon à réduire un peu la voilure orchestrale tout en conservant, autant que faire se peut, les équilibres entre cordes, cuivres, percussions, qui sont le « sel » de ce Frosch très inventif.

 

La fonctionnalité de la mise en scène de Joël

L’opéra national du Capitole à Toulouse avait, quant à lui, déjà monté cet opus en 2006 dans la mise en scène de Nicolas Joel, reprise aujourd’hui et qui garde son efficacité, faute de réussir à exprimer la poésie exceptionnelle de mises en scène vue précédemment à Vienne et à Lyon notamment.


Les décors sont impressionnants, donnant vie à un monde céleste et princier, sec et aride, et qui s’ornementera de colonnes majestueuses au milieu des escaliers monumentaux qui grimpent jusque dans les cintres au moment où les deux mondes se rejoignent dans cette scène finale d’anthologie. Le plateau s’élève ensuite pour permettre de découvrir sur l’ensemble de la scène, l’antre de Barak, un peu sombre, éclairé par deux gigantesques et impressionnantes centrifugeuses à teinture, et pauvrement meublée.


Intelligemment conçue, ce décor double permet un passage de l’un à l’autre en douceur, profitant des intermèdes orchestraux de l’opéra pour opérer les changements nécessaires et ne baissant le rideau que pour les deux entractes. Les costumes, quant à eux, évoquent le conte oriental (persan), chaque personnage est clairement identifié par l’allure et la couleur de son costume, le tout restant par ailleurs d’une sobriété constante et esthétique. 

L’ensemble des accessoires nécessaires à l’action, telle qu’elle est chantée par les personnages, sont bien présents, avec leur part de « magie » - le déplacement du lit de Barak, l’apparition du « jeune homme » sorti d’une trappe, l’emprisonnement de Barak et de femme, la barque qui conduit l’impératrice et la nourrice au centre du Royaume du roi fantôme Keikobad, le père de cette gazelle blanche que l’empereur a imparfaitement transformé en femme pour l’aimer. 


La richesse des thèmes poétiques et psychanalytiques de Hofmannsthal, parfaitement bien illustrée par les contrastes entre un orchestre de chambre pour les scènes oniriques et un orchestre pléthorique avec de nombreuses percussions très variées pour les scènes terrestres, est sans doute un peu moins soulignée par la mise en scène assez convenue de Joël. Mais l’on s’y retrouve, c’est fidèle faute de disposer de l’imagination poétique dont firent preuve récemment Vincent Huguet à Vienne et Mariusz Trelinski à Lyon.

 

Une direction musicale enthousiasmante

En confiant la direction musicale au chef d’orchestre allemand Franck Beermann, l’opéra de Toulouse a joué gagnant sur toute la ligne. Il avait d’ailleurs déjà dirigé Elektra en ces mêmes lieux avec succès. Sous sa battue précise et profondément respectueuse de la difficile partie « chant », l’orchestre du Capitole brille de mille feux, autant dans les parties « charnues » où les plus beaux sons se déploient en vagues déferlantes orchestrales remarquable, que dans les passages lyriques où ensemble de violoncelles, arabesques des harpes, petits thèmes récurrent (et obsessionnel) des flûtes ou solo de violon du dernier acte, assurent avec talent ces moments élégiaques divins.

 

Un plateau vocal particulièrement impressionnant

Le plateau vocal quant à lui, est parfaitement homogène, ce qui est rare puisqu’il faut réunir cinq voix de très grand format, capables de chanter en mode « forte » dramatique et de passer un orchestre somptueux, mais aussi de donner à leur tour ces moments lyriques fabuleux où l’utilisation de la voix est fondamentalement différente.

A Lyon par exemple où le plateau était jeune et enthousiasmant, nous avions émis quelques réserves sur l’interprète de l’empereur, tout comme d’ailleurs lors de la version concert donnée au théâtre des Champs-Élysées sous la direction de Yannick Nezet-Seguin. Le rôle est écrasant, à peu près digne de celui des deux Siegfried réunis, même s’il est plus court, il est intense et casse-voix, tout en étant peu valorisant du fait de sa brièveté.

Hier soir à Toulouse, tout le monde était à sa place, y compris d’ailleurs les quelques rôles « secondaires » (mais importants) des frères de Barak (très brillamment assurés par Aleksei Isaev, Dominic Barberi et Damien Bigourdan) ou du remarquable messager des esprits du baryton Thomas Dolié, dont les interventions sonnent juste, belle voix, belle diction, grande présence. Ce dernier a -rappelons-le- la redoutable tâches d’ouvrir le bal en annonçant le destin fatal de l’empereur, qui sera pétrifié si sa femme ne projette pas d’ombre d’ici trois jours.

Dans Frosch, les femmes représentent des archétypes symboliques, elles ne portent pas de nom mais des titres : l’impératrice, qui ne possède pas d’ombre et donc des attributs humains permettant dans le conte, d’enfanter, la nourrice, figure maléfique un peu à la manière de Mefistofelès dans Faust qui va tenter de « tricher » pour voler l’ombre d’une femme du peuple et la donner à sa maitresse qui refusera finalement, celle de la teinturière enfin, femme de Barak (le seul qui porte un nom), dépressive et qui s’ennuie dans sa vie ordinaire, rêvant d’autre chose et séduite par la nourrice. Sa résistance comme celle de l’impératrice permettront leurs retrouvailles finales et l’issue heureuse de ce drame complexe.


Trois femmes puissantes

Les trois rôles exigent des qualités vocales de « wagnériennes » davantage « Brünnhilde » que « Sieglinde » ou « Senta » d’ailleurs et si l’on a coutume de considérer que l’impératrice peut avoir un côté plus romantique, voire éthéré, la réalité de sa partition ne va pas vraiment en ce sens.

En distribuant la très brillante soprano norvégienne Elisabeth Teige, éblouissante à Bayreuth en Senta (Der Fliegende Hollander) puis en Elisabeth (Tannhäuser), Toulouse nous a proposé à juste titre, une version très puissante et très romantique du rôle. La voix est superbe en mode lyrique notamment lors du long monologue de l’acte 3 mais s’impose dès l’acte 1 par son sens des nuances, son art de la messa di voce, son long souffle sur les phrases musicales très articulés, ses aigus souverains et sa présence scénique. 

Un sans-faute où la nourrice perfide de Sophie Koch la rejoint, tutoyant les sommets avec elle, faisant montre de sa belle voix wagnérienne dans un théâtre où elle vient souvent ces dernières années, puisqu’elle fut une Isolde remarquée l’an dernier. Sophie Koch n’est jamais meilleure que dans ces rôles ardus et tendus, tant sa technique superlative lui permet d’assurer un legato naturel, qui place sa prestation parmi celles qui savent tout à fois s’imposer dans la puissance vocale en gardant le charme des belles transitions vocales, son medium et son grave gardant le velouté de son timbre élégant. 

Quant à Ricarda Merbeth, qui fut l’impératrice à Toulouse en 2006 lors de la création de cette mise en scène, et Elektra récemment, elle assure le rôle le plus exposé aux aigus meurtriers et ultra puissants digne de la Brünnhilde du Crépuscule des Dieux qu’elle a incarné d’ailleurs à l’Opéra Bastille dans un Ring, en version concert pour cause de Covid (2021). La prestation est impressionnante et prouve de réels moyens hors norme, ceux exigés par un rôle où se sont distinguées les plus grandes sopranos dramatiques dont, encore récemment, Nina Stemme par exemple. 

Sans égaler son art des aigus « forte » mais jamais « criés », Merbeth se tire très bien du rôle, notamment du fait d’une présence physique très forte qui vient en appui à sa performance vocale remarquable. Si l’aigu est de temps à autre un tout petit peu strident, elle excelle dans une lecture personnelle d’une « Färberin » particulièrement agressive et qui exprime en permanence son mal-être pour finalement se révéler très humaine.


Baryton et ténor brillants

Le Barak du baryton américain Brian Mulligan, que l’on a connu par le passé diversement inspiré, tient là un rôle majeur où il est parfaitement à l’aise, traduisant en permanence son profonde bonté et dominant vocalement son rôle avec brio. Son timbre mordoré forme un contraste parfait avec celui, particulièrement corsé, de sa femme, leurs duos montrent l’évolution de leurs relations de manière efficace et crédible. Deux grands chanteurs-interprètes ont trouvé là une très belle illustration de la rencontre réussie.

Quant à l’empereur du ténor américain Issachah Savage, c’est une véritable révélation. Nous l’avions déjà remarqué en Froh dans une très brillante version concert de l’Or du Rhin donné au Théâtre des Champs-Élysées en 2022. Le ténor a tout à la fois une voix qui porte loin, très bien projetée, sans le moindre engorgement, et un timbre très harmonieux, riches en couleurs et capable de nuances. C’est sans aucun doute le meilleur empereur entendu ces dix dernières années et il a parfaitement les capacités vocales et artistiques d’assumer de nombreux rôles de ténor dramatiques straussiens et wagnériens.


Commencée à 19h, la représentation s’achève à 23h20. Sans que l’on se soit rendu compte qu’il était déjà si tard. L’émotion était à son comble lors du fameux quatuor (presque) final où les quatre voix occupaient tout l’espace sonore, mais tout au long de l’œuvre, chacun retenait son souffle, saisi par la fièvre du plateau, lequel n’a jamais ménagé le sien. 

Une œuvre qu’on ne se lasse jamais de re-découvrir. Surtout aussi bien servie !


Crédit photo : © Mirco Magliocca

Réservations : https://billetterie.theatreorchestre.toulouse-metropole.fr/selection/event/date?productId=10228676658846


Commentaires

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017

"Aida" mise en scène par Michieletto au festival de Munich : les horreurs de la guerre plutôt que le faste de la victoire