Jeanne Leleu, une compositrice si injustement « oubliée », à redécouvrir d'urgence !

Jeanne Leleu : Une consécration éclatante, volume 1, Musique de chambre et mélodies, un CD La Boite à pépites.



Après avoir consacré trois albums à la compositrice Charlotte Sohy en 2022, puis le premier album d’une série pour l’étonnante et fascinante Rita Strohl, le label « la Boite à pépites » publie cette semaine le premier volume des compositions de musique de chambre et de mélodies de la pianiste et compositrice bretonne Jeanne Leleu.

Et que de pépites une fois encore dans cette belle réalisation qui nous conduit d’un quatuor pour cordes (1922) aux extraits de En Italie (1926) en passant par les mélodies composées sur six sonnets de Michel Ange (1924).

Le luxueux album de collection réalisé par le label rappelle une citation qui résume l’injustice faite à ces femmes compositrices. En effet le Monde écrivait en 1947 « Premier Grand prix de Rome de composition en 1923, Jeanne Leleu attendait une consécration, que d’autres pays, à la place du nôtre, eussent déjà rendue éclatante ». 

Enfant prodigue du piano, qui étudia avec Alfred Cortot et Marguerite Long, élève du Conservatoire de Rennes puis de Paris, créatrice à douze ans de la première version de Ma Mère l’Oye de Maurice Ravel, Jeanne Leleu se lance après la première guerre mondiale dans la composition. Elle a pour professeur Charles Marie Widor et obtient de nombreux prix dont le prestigieux Premier Prix de Rome en 1923 pour sa cantate Beatrix. 

Et l’on ressent à écouter sa musique, tout à la fois son originalité et les hommages qu’elle rend à ses modèles, Debussy, Ravel, Stravinsky mais aussi Manuel de Falla et ses rythmes et tonalités hispanisantes.

L’album nous propose d’abord un quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano en mode majeur, dont les deux premiers mouvements sont lents, rêveurs et romantiques avec quelques accélérations fiévreuses qui évoquent les instants de passion qui se glissent soudain durant les soirées langoureuses, tandis que le troisième est rapide. Les thèmes esquissés aux cordes, traités en blocs, trouvent un écho immédiat avec le piano, clé de fa puis clé de sol, formant une sorte de martellement vite obsessionnel avant de prendre soudainement la forme d’une course folle où le piano prendrait la direction avant d’imposer un ralentissement plus doux et lyrique et ainsi de suite. Nous ne pouvons que saluer la richesse des harmoniques et des couleurs ainsi réparties sur un ensemble où les solistes se passent le relai sans cesse, entremêlant leurs sonorités sans les mélanger.  Nous sommes en 1924 et Jeanne Leleu vient d’être admise pour un séjour de quelques années à la Villa Médicis où elle peut se consacrer à loisir à la composition en toute liberté. Nul doute que l’atmosphère studieuse et artistique du lieu influence ce quatuor pour lequel la Boite à Pépites nous propose une très belle interprétation avec le violon d’Alexandre Pascal, l’alto de Léa Hennino, le violoncelle de Héloïse Luzzati et le piano de Célia Oneto Bensaïd. 


C’est également cette dernière, dont nous avons eu l’occasion de chanter les louanges précédemment à propos d’un récital salle Cortot, qui accompagne également les Six Sonnets de Michel-Ange interprétés par la belle soprano Marie Laure Garnier.

Les deux artistes offrent une parfaite entente dans la qualité de l’interprétation de ces émouvantes pièces, l’agilité et le sens des contrastes de Célia Oneto Bensaïd accompagnant le timbre boisé et enivrant de Marie-Laure Garnier qui rend justice à chaque mot, chaque syllabe même de ces très belles poésies. Nuances, couleurs, chaleur, passion, tout transparait dans ces superbes incarnations qui rendent justice à Jeanne Leleu.

C’est sur une traduction de Michel Augustin Varcollier, que Jeanne Leleu écrit les mélodies de six des multiples sonnets de Michel-Ange. On admire aussitôt la puissance de la composition de Jeanne Leleu, variée, expressive, donnant la part belle aux accords du piano, et couvrant toute la palettes des possibilités des cordes et des voix.

 

Le premier sonnet, introduit par une montée chromatique du piano, « tout ce qu’un grand artiste peu concevoir », - d’une grande beauté littéraire- exprime la beauté sculturale et celle de l’amour avant de poursuivre par de longues notes « forte » appuyées dans les aigus pour conclure sur le triste « Quand tu m’offres à la fois, dans ton cœur, la mort avec la vie, et que mon génie impuissant ne sait y puiser que la mort. ».

Le deuxième sonnet « vox beaux yeux me font voir » est particulièrement mélodieux et presque langoureux, avec de belles plages de piano entre les phrases chantées qui comportent quelques montées à l’extrême aigu que Marie Laure Garnier maitrise parfaitement, avant de retomber sur « faible, abattu » tandis que le piano gronde dans les accords graves.

Le troisième sonnet commence à l’inverse avec la brutalité d’un cri « Fuyez, amants, fuyez l’amour », tout en ménageant des plages plus calmes et plus profondes, traitant tous les aspects de la déception amoureuse qui mène à la haine en quelques minutes.

Et poursuivant cette belle alternance dans le choix de ces sonnets, le quatrième « qu’il est doux le parfum des fleurs » comporte aussi ces sauts de registre impressionnants entre un début musicalement poétique et de brusques sursauts pianistiques, nerveux et agités pour finir par le doux « des bras d’un amant ».

« Ils ont rompu ces liens », cinquième opus, impressionne par le contraste entre les longues notes du registre aigu de la soprano et les graves soutenus du piano avant que les deux ne se rejoignent dans le medium, après un court intermède en légers sautillements du piano. Puis le brutal « Mort impitoyable » rompt le désespoir pour faire place à la colère. Cette rupture mélodique qui accompagne admirablement les intentions du poète, est l’objet d’un très impressionnante interprétation de nos deux artistes.

La mort est très présente dans ces poèmes d’amour qui les entremêlent sans cesse jouant sur leur consonances similaires et l’opposition de leurs sens.

Le dernier sonnet « C’est ici que mon unique bien », apaise la peine, la colère pour se consacrer aux regrets d’un amour perdu qui enchainait le poète. Et c’est un bien beau final pour illustrer cette belle rencontre de Jeanne Leleu avec Michel-Ange.

Le recueil se conclue par une série de pièces pour piano, regroupées sous le titre « En Italie » et qui fut composée également durant son séjour Villa Médicis. Du délicieux et ludique « Théâtre des marionnettes » bousculé soudainement par un thème en mode forte et très légèrement discordant, avec accords sautillants à suivre, au « Dimanche dans une Osteria » aux tonalités andalouses, en passant par « Les compagnons de Saint François » qui sonnent comme les cloches de l'Angelus ou des Vêpres, et la passionnante et virtuose « Sérénade de Pulcinella », l'album nous propose un beau choix de l'art de Jeanne Leleu.  

On voit d’ailleurs au travers de ces œuvres comment la découverte de la ville éternelle et de ses trésors architecturaux et picturaux, mais aussi sans doute la beauté de ses paysages et la douceur de son climat, influencèrent la jeune compositrice, exprimant là encore un joyeux kaléidoscope de contrastes qui semblent n’avoir d’autres règles que le plaisir de jouer et… d’écouter ! 

Et l’on est totalement séduit par cette suite de petites pièces légères ou graves où le talent d’interprète de Célia Oneto Bensaïd fait merveille !

Si l’on ajoute le fait que, comme pour les précédentes monographies, la présentation de l’album est soignée, riche de nombreux textes concernant la compositrice et son époque, et de dessins la mettant en scène façon BD, nous ne pouvons que recommander de se procurer ce ben enregistrement dont la sortie est programmée pour le 22 janvier. Un concert aura lieu à cette date à la BNF.


https://www.bnf.fr/fr/agenda/concert-jeanne-leleu#bnf-dans-les-collections-de-la-bnf

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