« Beatrice di Tenda »(Bellini), à l’Opéra Bastille : l’attente déçue…

Béatrice Di Tenda


 

Vincenzo Bellini - création à Venise en 1833

Opéra de Paris, Premiere du 9 février 2024

 



 

Si l’on doit saluer l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de l’œuvre de Bellini, Beatrice di Tenda, on ne peut que regretter que l’art si spécifique du Bel canto, n’ait pas eu, pour l’essentiel, d’interprètes à la hauteur du défi. Si l’on excepte Pene Pati, qui est un authentique chanteur de bel canto, sachant varier à l’infini, couleurs et nuances dans les multiples reprises des arias, tout en donnant une dimension tragique très forte à son personnage, les autres interprètes principaux se sont trouvés en difficulté dans le respect du style et donc du rythme exigé.

L’œuvre n’est certainement pas de la veine du meilleur de Bellini, notamment de Norma à laquelle elle succède, le livret est surchargé, l’histoire longuette et il manque quelques morceaux de bravoure emportant l’adhésion immédiate. Elle avait d’ailleurs disparu des scènes après un échec initial mais depuis que les belcantistes l’ont réhabilité sur scène et en enregistrant quelques intégrales de référence, elle avait retrouvé son intérêt et même dévoilé quelques richesses musicales. On citera notamment les exploits de Joan Sutherland, de June Anderson dans les premières reprises, mais aussi celles du jeune Pavarotti auquel Pene Pati faisait terriblement penser, hier soir à la Bastille, timbre, style, charisme, tout y est. Et concernant la manière de respecter la pulsation excitante du Bel Canto, l’enregistrement dirigé par le roi du bel canto Alberto Zedda.


Une battue trop lente et sans ressort

Or, hier, dans le grand vaisseau bien froid de l’opéra Bastille, dès l’ouverture, le compte n’y est pas. Le tempo de Mark Wigglesworth est trop lent, irrégulier avec des accélérations aussitôt bridées par un maestro soucieux visiblement de ne perdre personne en route dans ces vocalises, trilles et autres ornementations périlleuses pour les chanteurs qui ne sont pas spécialistes de cette technique. Des silences comme de mystérieuses attentes, ponctuent les performances de l’orchestre et l’ensemble ne parvient que rarissimement à décoller alors que le propre du bel canto est justement l’excitation émotionnelle créée par les arias, les duos, les trios, ensembles avec ou sans chœur, en mode rapide et tendu. La phrase musicale se répète, s’amplifie, l’orchestre va crescendo comme les chanteurs pour culminer en général dans les aigus, sans temps morts (la fin de l’acte 2 avec le « Parti, pardonna »). En plus de ces ralentissements incohérents, il y a de nombreuses coupures dans les reprises, en particulier pour la célèbre cabalette finale, autant d’éléments qui renforcent la platitude dominante d’une partition qui méritait mieux.





Trop de chanteurs peu "belliniens"


Sans que l’on sache qui de la poule et de l’œuf, il est clair que la non adéquation à ce style de deux des principaux chanteurs (deux et demi si l’on compte Tamara Wilson, on y reviendra), à savoir le baryton Quinn Kelsey, rôle central de Filippo Visconti et la mezzo-soprano Theresa Kronthaler qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris dans le rôle d’Agnese del Maino. Ce n'est pas l’engagement, la présence sur scène, les timbres des chanteurs qui sont ici en cause mais tout simplement leur non adéquation à l’interprétation des rôles belliniens. Au mieux, seraient-il plus acceptable dans les emplois du jeune Verdi mais de toute évidence, leurs talents se situent dans des répertoires tout autres. Dès son entrée, Theresa Kronthaler, dont le timbre est rond et fort joli mais dont la voix est menue, évite toute référence au bel canto, à son legato, à ses vocalises, à ses trilles. Elle chante « lisse », du coup la phrase musicale perd son rythme et il n’est guère facile d’ailleurs, pour ses partenaires de l’accompagner dans cette banalisation générale. Si l’on ajoute qu’elle manque de couleurs et d’expressivité (dans le chant), on comprend que ce rôle corsé d’une femme énergique et vindicative ne lui convient absolument pas. Quinn Kelsey a, lui, déjà chanté à la Bastille mais le cœur de son répertoire est très éloigné là aussi du bel canto. Le timbre n’est pas très beau mais ce n’est pas ce qui compte dans ce rôle de « méchant ». Ce qu’il n’a pas c’est l’art de vocaliser, c’est raide et appuyé là où il faut alléger et virevolter, moduler sans cesse pour permettre à la musique de pétiller même dans les moments tragiques.





Peut-on briller en Turandot et en Béatrice ?

Le cas de l’héroïne Tamara Wilson en Béatrice est un peu différent car, outre une très grande musicalité et une véritable incarnation, elle démontre à plusieurs reprises, sa capacité à épouser la légèreté belcantiste, tentant de belles descentes chromatiques ou des vocalises et trilles, et autres ornementations, parfois un peu savonnées mais au moins essayées ce qui prouve un vrai engagement de cette grande soprano dans le registre qu’elle aborde après Turandot, déjà à Bastille, et Adriana Lecouvreur au Théâtre des Champs-Elysées, prestations exceptionnelles dans les deux cas. Et c’est là le hic. Une très bonne interprète de Puccini et du vérisme, a-t-elle la technique pour terminer ses phrases musicales par des aigus maitrisés, des notes du haut de la tessiture, tenues dans une parfaite harmonie malgré le crescendo qui double généralement la montée ? Et la réponse en l’espèce est non : les aigus sont criés, jetés, stridents, là où ils étaient si bien tenus et si beaux. 

On regrette un peu ce choix de sa part et du coup, la performance insatisfaisante qui en découle. On nuancera cependant notre propos car il s'agissait de la Première et que la soprano a été malade durant les répétitions ce qui n'a pas forcément facilité cette difficile (et courageuse) prise de rôle. Les représentations suivantes permettront d'apprécier de manière plus approfondie le choix de cette très belle artiste qu'on peut actuellement réécouter en Adriana sur France Musique.

Mais le fait est que le territoire du bel canto a ses stars et même ses super-stars, je pense à la magnifique Jessica Pratt par exemple.


Pene Pati chanteur de rêve

Pour la beauté du legato, la richesse du timbre, le sens des nuances les plus audacieuses et l’excitation qui résulte d’un chant de toute beauté et d’une extrême sensibilité, il faut saluer la prestation superbe de Pene Pati qui confirme, une fois encore, qu’il a vraiment quelque chose à apporter sur scène au-delà de sa présence chaleureuse. 

Mais si on excepte le petit rôle bien tourné aussi de son frère Amitai, il est clair que globalement pour une entrée au répertoire de l’une des plus grandes maisons, le compte n’y est pas.


Sellars à court d'idées

Il est vrai qu’aucun chanteur n’est aidé par la conception de Peter Sellars qui, du fait d’un décor envahissant (vert ou rouge selon les moments), les contraint à rester loin les uns des autres ou à se trouver une place en avant-scène, où ils chantent parfois en rang d’oignons comme dans une version-concert. Sellars transpose cette histoire de nos jours dans un quelconque pays de dictature où se pratique la torture et la peine de mort.

Cela rend plutôt le propos obscur (certaines situations sont malgré tout inimaginables à notre époque) et pour vouloir dénoncer les régimes d’exception, Sellas s’emberlificote dans une vision qui passe du nettoyage des vitre d’un palais ( ?) à l’aide de grands balais au tribunal surveillé par l’armée (en costumes modernes) dans l’étroitesse des espaces du labyrinthe de buis. Les chanteurs sont livrés à eux-même de toute façon et c’est leur talent propre qui leur permet de faire exister des personnages juxtaposés, avec les limites dues à l’absence d’interaction. Le public a réservé un très bon accueil à tout le monde au rideau mais durant le spectacle lui-même, phénomène assez inhabituel pour ce style d'opéra, il y a eu fort peu d'applaudissements et aucune ovation...


Photos Franck Ferville, OnP

Opéra Bastille du 9 février au 7 mars 2024

 

Commentaires

  1. Ca semble une erreur totale de casting dont le résultats étaient prévisibles.
    París et le bel canto semblent incompatibles la grande maison a depuis longtemps plutot ignoré les bel cantistes.... Et donc le public aussi. Les Devia, Gruberova, Massis.... ont fait carriere ailleurs.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

4 novembre : Jonas Kaufmann au théâtre du Châtelet en hommage à Puccini

Aida (Verdi) à l'Opéra de Munich, soirée exceptionnelle, Kaufmann, Guseva, Semenchuk, trio fantastique !