La Dame de Pique à Munich : l'extraordinaire Lisa d'Asmik Grigorian dans une mise en scène obscure

La Dame de Pique



De Piotr Tchaïkovski

D’après Pouchkine  

L’opéra de Munich affichait complet pour cette « Première » très attendue de la troisième saison de Serge Dorny à la tête de la prestigieuse maison bavaroise. Une excellente direction musicale et la présence de l’exceptionnelle et charismatique soprano Asmik Grigorian ont dominé une soirée en demi-teintes du fait d’une mise en scène obscure et de la méforme de Brandon Jovanovich.  

 

Une direction musicale remarquable

La Dame de Pique (Pikovaya dama) de Tchaïkovski fait partie de l’ADN « musique russe » de la maison et Munich peut s’enorgueillir d’avoir eu successivement deux brillants directeurs musicaux russes (tous deux ardents militants anti-Poutine par ailleurs), Kiril Petrenko puis Vladimir Jurowski.

On pouvait donc compter sur l’excellence de l’orchestre de l’Opéra de Bavière et ses chœurs pour nous offrir sous la baguette du chef, russe lui aussi, Aziz Shokhakimov, actuel directeur de l’orchestre philharmonique de Strasbourg et habitué de cette partition. Et ce fut- avec une partie de la distribution vocale- le point fort de cette représentation. La musique de Tchaïkovski alterne avec bonheur un romantisme exacerbé très lyrique avec des moments « climax » extrêmement intenses que le chef a su valoriser avec talent. Chacun des pupitres a trouvé sa place et l’on ne peut que saluer une fois encore, la beauté de cet orchestre qui réalise un sans-faute impressionnant. Le lancinant retour des différents thèmes qui irradient la partition, a ce côté émotionnellement très intense que l’on attend et qui permet de partager entièrement et sans réserve, l’histoire de ce drame de l’obsession.

Les chœurs sont très sollicités à plusieurs reprises, chœurs de femmes, d’hommes, d’enfants, ensembles, et la diction russe impeccable de la phalange comme sa présence efficace sur scène, son dynamisme et la beauté de son chant. 




 

Erratique mise en scène d’Andrews

Ce qui laisse davantage perplexe est le choix de scénographie du metteur en scène, le réalisateur australien Benedict Andrews à qui l’on avait déjà fait le même reproche lors de son « Cosi Fan Tutte » à Munich également, en début de saison précédente : celui d’avoir des idées mais de ne pas savoir exactement où il veut aller et de perdre le spectateur en route par l’obscurité de ses concepts.

Dans un décor très sombre, sur un plateau ouvert (merci pour les chanteurs qui n’ont pas de mur pour renvoyer leurs voix vers la salle), les scènes se succèdent en « tableaux » séparés par un jeté de rideau sur lequel des images de Lisa et/ou de Hermann, défilent symbolisant l’action en cours. Un intitulé en russe s’affiche également pour chacune de ses « parties », autant de « détails » inventifs qui semblaient tenter de masquer le vide des idées. Car que faut-il retenir pour finir ? Une belle direction d’acteurs qui fait que les chanteurs ne sont jamais en vaine d’action scénique mais une orientation psychologique exclusivement basée sur la folie obsessionnelle d’Hermann (qui se promène en permanence avec un pistolet symbole de son agressivité contre les autres et contre lui-même) qui absorbe tout le reste. Alors que c’est son amour pour Lisa promise au Prince Yeletski qui créée chez lui ce déséquilibre passionnel qui le conduira à tenter de percer le secret de la réussite aux cartes pour devenir riche et pouvoir épouser l’objet de sa vénération. De cette trame où Herman passe d’une passion à une obsession maladive, il ne reste plus qu’un personnage totalement déséquilibré dès sa première apparition. On ne perçoit aucune évolution du personnage ce qui rend très problématique la progression dramatique. 

Le personnage de Lisa semble hésiter entre plusieurs statuts : est-elle une fragile jeune fille de l’aristocratie comme l’entendait Pouchkine et Tchaïkovski, héroïne malheureuse et victime romantique d’une société où les femmes n’ont guère le droit à la passion, comme l’ensemble de la littérature du 19ème siècle en regorge, ou fille de petite vertu se promenant en robe scintillante très courte comme la mise en scène la représente sans lui donner vraiment d’épaisseur sentimentale.




Cette vision erronée conduit à une absence totale d’empathie à l’égard de ses « aventures » et au fait que son moment le plus émouvant, sera la scène du « Pont » quand elle se jette finalement dans les eaux de la Néva. C’est probablement le décor le plus réussi, brouillard et lampadaires dans la nuit, faible éclairage en halo et beauté de Lisa éperdue et perdue.

L’idée dominante du metteur en scène, celle de faire vivre cette histoire typiquement russe, comme uniquement issue du cerveau malade de Hermann, n’est guère convaincante en final et laisse franchement sur sa faim. Les autres personnages semblent interchangeables, presque tous chauves et clones les uns des autres, ce qui nous prive des contrastes de toute cette cour qui gravite dans l’œuvre, le Prince, le Comte, leurs amis, les officiers. Même la comtesse, qui porte une perruque opulente, la retire avant sa grande scène, montrant un crâne chauve, et apparait entourée des fantômes de ses propres avatars. 

La Russie et la richesse de ses coutumes, de son folklore, ses contradictions politiques au sein de l’aristocratie, tout cela disparait dans cette vision noire et unilatérale. Et Andrews semble en mal d'inspiration quand il empreinte (à tort) la scène des voitures du Carmen mis en scène par Bieito voulant donner à Lisa qui chante sur le capot d'un 4X4, une sensualité hors de propos. Quant à cette foule sur gradins qui oscille en remuant les mains, les bras, le corps et d'où émergent les solistes de manière particulièrement obscure, si elle est parfaitement réussie par le Choeur, laisse également le spectateur dans l'expectative quant à sa signification.

 

Asmik Grigorian for ever

Reste un plateau vocal globalement de très haut niveau, si on excepte le rôle principal d’Hermann.

Brandon Jovanovich est pourtant un habitué du rôle qu’il a notamment chanté à Salzbourg sous la direction de Mariss Jansons, une référence absolue de ces dernières années pour la Dame de Pique. Mais le ténor en ce soir de Première, souffrait d’un évident problème vocal qu’on espère passager et accidentel : voix très instable avec des « trous » dans la ligne de chant, aigus sur le fil, fort vibrato et timbre parfois ingrat. La voix s’est chauffée au cours de la soirée offrant une plus belle homogénéité mais son premier air, rendu particulièrement malaisé par son obligation de chanter au milieu d’un plateau vide où le son résonne bizarrement, a été franchement raté. A contrario, son jeu était très engagé et très convaincant, scéniquement irréprochable, il est parvenu à nous toucher profondément à plusieurs reprises malgré ces imperfections vocales récurrentes. La dernière scène l’a trouvée à son meilleur, rachetant un peu le reste.





Asmik Grigorian, habituée elle aussi du rôle de Lisa qu’elle a notamment chanté à la Scala en 2022, mérite largement d’avoir été présentée comme la star de la soirée par la communication de l’Opéra de Bavière. La magnifique soprano lettone, qui a ébloui Vienne récemment dans une Turandot à l’incarnation unique et fascinante aux côté du Calaf de Jonas Kaufmann,  démontre une nouvelle fois l’étendue de son talent dans un rôle très différent. La voix au timbre rond si séduisant, se projette magnifiquement et sans le moindre effort apparent. Asmik Grigorian ne force jamais, ne « crie » jamais, elle chante d’une voix puissante, riche en couleurs diverses, la fragilité, le doute, la passion discrète d’une jeune fille de bonne famille et incarne les états successifs de son personnage -se jouant d’ailleurs de la mise en scène. Elle est tour à tour la jeune fille un peu timide et réservée, puis passionnée et rêveuse, enfin remplie de doutes et de culpabilité ce qui la conduit au geste fatal. Et il faut voir l’actrice merveilleuse qui accroche la salle dès son apparition sur scène, petite silhouette menue lors de sa dernière séquence, arpentant ce pont, hésitant, modulant son chant en fonction de chacun de ses gestes et de ses pensées intérieures que l’on suit passionnément sur le chemin d’un destin tragique et fatal.

Elle a été littéralement ovationnée et rien que pour elle et son étrange et unique prestation, il faut voir cette Dame de Pique.

 

Belles prestations des barytons russes

Le reste du plateau vocal est par ailleurs tout à fait excellent : du Tomski, toujours bien chantant de Roman Burdenko qui livre le récit-clé de l’histoire, celui de ces fameuses « trois cartes » (tri karti en russe) qui sont le leitmotiv de la nouvelle de Pouchkine comme de l’opéra que les frères Tchaikovsky en ont tiré. Quelle beauté du timbre, quelle perfection de la diction, quel sens de la narration avec ces accents qui rendent son histoire si vivante malgré, là aussi, une sorte de banalisation de ce moment par une mise en scène qui le place au milieu de protagonistes au statut indéfini.

Il est cependant surpassé par l’extraordinaire Yeletski de Boris Pinkhasovich, longuement ovationné, insurpassable dans ce rôle, dont le timbre souverain, la longueur et l’harmonie de ses phrases musicales, irradie l’ensemble du plateau durant le très beau « Ia tibia lioubliou ». Le baryton porte beau sur scène et nous charme à chacun de ses rôles, ce dernier était probablement l’un de ses plus réussis. 

 

Beau plateau vocal d’ensemble

En comtesse Violetta Urmana montre qu’elle a encore des ressources considérables et c’est avec beaucoup de plaisir qu’on la retrouve sur scène dans cet émouvant rôle pour lequel elle rencontre un large succès d’un public de connaisseur qui apprécie aussi la grande star de nombreux rôles de l’histoire de l’opéra.

Charmante découverte que celle de la très belle Polina de la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva, un nom à retenir, membre de la troupe des solistes de Munich. Elle allie le charme personnel à la beauté du chant et à l’aisance sur scène.

 

 

A leurs côtés, les chanteurs « habitués » de l’équipe de Munich, montrent l’habituelle qualité de la maison, le  Tschekalinski de Kevin Conners comme le Surin de Bálint Szabó, comme la Gouvernante de l’impressionnante Natalie Lewis ou la Mascha de Daria Proszek

Belles prestations également pour le Tschaplizki de Tansel Akzeybek, le Narumow de Nikita Volkov et le maitre de la cérémonie de Aleksey Kursanov, et la capitaine des enfants, Olga Surikova.


Reste le plaisir de voir et d'entendre cette superbe oeuvre.


 

 

Opéra de Munich, La Dame de Pique, du 4 au 20 février, reprise au festival d’été.

Séance du 4 février : retransmission audio sur BR Klassik, disponible pendant trente jours

https://www.br-klassik.de/programm/radio/ausstrahlung-3387276.html

Séance du 10 février : retransmission sur Arte concert, Medici TV


Photos W.Hoesl

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