Jarrel et Mahler, face à face très réussi pour la rentrée de l’EIC sous la direction de Pierre Bleuse




L’Ensemble intercontemporain ouvrait sa saison avec deux créations du compositeur suisse Michael Jarrel, plus exactement deux « réductions » d’œuvres créées précédemment : son propre concerto pour piano et orchestre Reflections, créé en 2019 et la symphonie N°4 de Gustav Mahler dans la version créée en 1901 à Munich.


Entreprise originale que ces deux « réductions » fort bien interprétées par un Ensemble intercontemporain qui montre sa capacité à passer d’une musique contemporaine très déstructurée à une conception plus classique même si elle comporte les audaces incontestables de Gustav Mahler notamment son dernier mouvement avec voix de soprano.

Pierre Bleuse, l’inventif directeur musical de l’EIC, ouvre ainsi brillamment la nouvelle saison du répertoire contemporain. Il avait déjà mis en parallèle l’univers de Mahler, et sa symphonie Titan avec la première version du concerto de Jarrel. Intéressante mise en perspective d’œuvres traversées par une sorte de flux nerveux très prégnant.  

 

Reflections II, la virtuosité du pianiste Hidéki Nagano

Michael Jarrel compose son premier Reflection en 2019, l’année qui suit son opéra Bérénice créé à Garnier en 2018 avec Barbara Hannigan. Il évoque lui-même le double sens du titre dont le mot anglais signifie à la fois « pensée » et « reflet ». Son concerto pour piano est alors le miroir de sombres pensées qui l’envahissent à la suite d’un deuil douloureux.

Reflection II est la réduction de ce premier opus avec une instrumentation plus resserrée qui convient parfaitement à la formation dirigée par Pierre Bleuse, salle des concerts de la Philharmonie de Paris. Suivant un schéma « classique » en trois mouvements, rapide, lent, rapide, la composition est dynamique et enlevée avec un piano qui donne habilement le rythme et l’énergie de l’ensemble formidablement accompagné et même soutenu par les instruments de l’orchestre.

Le piano donne le « la » par des suites d’accords, lents ou rapides, qui fusent parfois comme autant de comètes se précipitant avec fracas tandis que d’autres passages plus lents évoquent davantage les cailloux agités par des flux d’eau fraîche. L’orchestre répond à ces quintes en élargissant le propos musical et le dialogue permanent se conclue par des mesures précipitées impressionnantes d’intensité juste après quelques notes claires de clochettes qui annoncent la fin du morceau.

Hidéki Nagano particulièrement à l’aise dans cet univers où il joue parfois seul, nous donne une magnifique prestation saluée comme il se doit, en osmose parfaite avec l’EIC et la direction précise de Pierre Bleuse.





Mahler en réduction ?

La quatrième symphonie de Mahler est un peu une parenthèse dans l’œuvre symphonique du maitre de Vienne. Elle est plus courte, plus légère que ses autres symphonies, presque primesautière, et comprend un quatrième mouvement avec voix de soprano, « Das himmlische Leben » (la vie céleste) qui est repris du cinquième Lied du recueil Des Knaben Wunderhorn (composé quelques années plus tôt).

Elle débute par ces fameux grelots accompagnant les quatre flûtes sur une mélodie devenue célèbre. Pour le deuxième mouvement, scherzo bouffon, le premier violon est accordé un ton plus haut (en Ré) pour représenter « le diable conduisant le bal » et donner un caractère un peu grotesque à la musique très folklorique. Le troisième mouvement se termine par un accord majeur de l’orchestre tout entier, genre jubilatoire après un long flux tranquille, et le quatrième, après un prélude orchestral, se compose de ces strophes joyeuses et simples : « Wir tanzen und springen » (nous chantons et dansons) !


Jarrel en réduisant, même s’il « triche » un peu comme il le reconnait en ajoutant un trombone absent de l’orchestration de Mahler, respecte les équilibres de la partition. L’ensemble composé par l’EIC, comporte donc deux cors et deux trompettes au lieu des quatre prévus par Mahler. Jarrel est clair sur son travail : il ne s’agit pas de faire une interprétation.


Et incontestablement le résultat est très proche de l’original même s’il manque parfois un peu de l’ampleur du grand orchestre mahlérien, il a le charme des pupitres fort bien exécutés par des musiciens rompus aux sonorités plus distordues et qui n’ont aucune difficulté à revenir à des harmonies plus classiques. Et le premier Violon s’acquitte fort bien des difficiles et incessants changement d’instruments du deuxième mouvement.





Soulignons la beauté de la prestation de la soprano Elsa Benoit qui sait observer cette « expression enfantine », « dépourvue de parodie » que recommandait Mahler à son interprète lyrique. 


Elle remplace la regrettée Jodie Devos, disparue tragiquement durant l’été et à qui ce concert est dédié. Elle a tous les atouts du rôle, un timbre très pur et très bien projeté, des aigus faciles et une diction parfaite dans l’allemand qu’elle pratique fort souvent ayant appartenu à la troupe de l’opéra de Munich.





Outre l’intelligence du concept imaginé par Pierre Bleuse avec Michael Jarrel, nous avons apprécié le choix des interprètes, Hidéki Nagano au piano, Elsa Benoit au chant, et la bonne santé musicale de l’incomparable Ensemble intercontemporain.


Bravo à tous les artistes pour ce beau concert de rentrée.



Concert du 13 septembre 2024, Philharmonie de Paris


Michael Jarrell

Reflections II

(version pour piano et ensemble, création)


Gustav Mahler

Symphonie n° 4

(version pour soprano et ensemble de Michael Jarrell, création)


Ensemble intercontemporain

Pierre Bleuse , direction

Hidéki Nagano , piano

Elsa Benoit , soprano


Photos © Anne-Elise Grosbois & © Quentin Chevrier

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