« La Haine », un opéra-rap choc à la Seine Musicale qui rappelle que tout reste à faire

En 1995, sortait un film devenu immédiatement culte pour les adolescents et les jeunes d’alors, qui racontait sans fard et sans complaisance, la journée de trois jeunes de banlieue, en virée, et l’issue fatale pour l’un d’eux. Sur scène, la transposition est efficace et convaincante et a valu à l’ensemble des acteurs, chanteurs, danseurs et concepteurs, une chaleureuse standing ovation de la part d’un public qui a retrouvé ses émotions de jeunesse.

 

« Jusqu’ici rien n’a changé »

C’est l’histoire d’un homme qui se jette du haut d’un building de cinquante étages et qui à chaque étage se dit « jusqu’ici tout va bien », l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage. 

Ainsi commence « la Haine » de Matthieu Kassovitz.

Tourné en noir et blanc, situé au sein d’un grand ensemble de la banlieue parisienne avec une incursion dans la capitale, il témoignait au travers du récit de l’épopée tragique de trois jeunes, Vinz, Said et Hubert, archétypes des gosses des « quartiers », de la violence et du racisme ambiants. 

En intitulant le « musical » (terme anglais pour « comédie musicale »), qu’on qualifiera d’ «opéra-rap » comme en son temps Michel Berger avait nommé Starmania « opéra-rock », « jusque-là rien n’a changé », Mathieu Kassovitz, tout en adaptant son film pour en faire un véritable spectacle musical, met le doigt là où ça fait mal : l’ambiance, le thème, les faits, rien n’a vraiment changé quelques trente ans plus tard.

Des émeutes de 2005 aux révoltes du mouvement « Black Live matter » il y a deux ans, les raisons de la colère sont identiques à celles qui introduisent ce flamboyant plaidoyer anti-raciste qui se conclue par un appel à l’amour un peu comme West Side Story s’achevait par un vibrant cri de colère de Maria contre le gâchis atroce engendré par la haine.

La Première avait lieu le 11 octobre, la grande salle de la Seine Musicale était bondée et les stars du Rap d’hier et d’aujourd’hui s’y étaient rendues fort nombreux tandis que le public réunissait d’abord et avant tout, ceux qui avaient entre treize et vingt-cinq ans lors de la sortie du film et se reconnaissaient au fait qu’ils en connaissaient toutes les répliques cultes.




 

L’apport de la musique et l’hommage au rap

Ce n’est rien que de dire que cet opéra-rap en douze tableaux a eu un succès phénoménal. On sentait la salle littéralement vibrer à l’unisson avec cette représentation tendue, vivante, sans temps morts, de la journée fatale qui verra à son issue la mort de l’un des jeunes tué par le tir d’un policier.

Le film ne comportait que très peu d’incursions musicales : son adaptation à une forme très élaborée de théâtre musical, alterne habilement dialogues parlés et « airs » de rap pour soliste comme pour groupe, le tout dans un environnement orchestral très puissant qui dynamise en permanence la scène. Comme dans West side story, les mouvements scandés de danse, sont indissociables de cette ambiance culturelle recréée, qui n’a cessé depuis son apparition dans la banlieue parisienne, de se développer et qui là, trouve un terrain idéal pour se déployer en renforçant l’histoire : hip-hop, breakdance, toupie sur la tête. On regrette d’ailleurs un peu que la chorégraphie soit trop brève, elle qui aurait pu occuper davantage de place dans le récit tant elle renforce la vision collective de cet art urbain et ses qualités propres pas toujours reconnues à leur juste valeur.



Une mise en scène très réussie

La mise en scène de Mathieu Kassovitz et Serge Denoncourt (Québécois) est fluide et parfaitement adapté à l’objet artistique : elle s’inspire des techniques largement utilisées depuis plusieurs années au théâtre et surtout à l’opéra, avec de magnifiques vidéos qui défilent en campant des décors avec beaucoup de réalisme, une superposition des chanteurs/acteurs/danseurs qui évoluent en semblant eux-mêmes avancer dans la cité puis dans un Paris très photogénique, des ficelles descendues des cintres qui leur permettent quelques acrobaties dans les airs et un cube qui se déplace et sert de représentation successive de divers lieux où les trois devisent avec ces quelques échanges irrésistibles qui font le sel de l’humour au sein du drame : un arrêt de bus, une pissotière, un wagon de RER, un ascenseur. La mise en scène utilise également ce procédé où des techniciens filment directement sur le plateau, les échanges des chanteurs tout en les projetant en gros plan sur un écran : c’est notamment le cas de cette désopilante (et révélatrice) scène dans la voiture UBER connectée qu’ils tentent de voler et qui ne veut pas aller dans leur banlieue « trop dangereuse ». Ces images de réalité augmentée ont été conçues par le studio québécois Silent Partners.

Les arts vivants sont parfois artificiellement compartimentés par des publics qui ne se connaissent pas mais il est amusant de souligner comment à quelques encablure, le metteur en scène autrichien Tobias Kratzer, de la même génération, reprend à l’opéra Bastille sa fabuleuse mise en scène du Faust de Gounod, qui fait s’envoler Faust et Méphisto dans les airs au-dessus d’un Paris endormi, brûler Notre-Dame sous leurs yeux ou imagine que Méphisto séduit Marguerite dans un wagon de métro lancé à vive allure, en utilisant exactement les mêmes techniques qui valorisent de nombreuses scènes du spectacle vivant.

Et les trois jeunes acteurs, Samy Belkessa, Alivor et Alexander Ferrario, incarnent à merveille ces trois jeunes en ballade un jour ordinaire....

 

Une tension permanente

Quand le fameux « 10 : 38 » s’affiche sur l’écran, le décompte commence, qui mène inéluctablement vers le final tragique en 24 heures. Kassovitz avait conçu son film comme une tragédie antique respectant l’unité de temps, l’unité de lieu, l’unité d’action. 

Dès le premier tableau, le ton est donc donné : des images d’archives montrent des émeutes de banlieue tandis que peu à peu le « paysage » se stabilise (en noir et blanc pour respecter l’évocation du film tandis que la couleur fera son apparition lors du passage à Paris) sur nos trois pieds nickelés qui déambulent et s’interpellent avec ce style de langage qui leur est propre et constitue un presque code de reconnaissance mutuelle où le terme « frère » domine.

Car cette solidarité de la « banlieue » on le ressent immédiatement, comme un ciment qui relie entre eux des laissés pour compte, ignorés et méprisés par la société comme il faut qui vit ailleurs.

Et si Kassovitz a modernisé habilement certaines situations et certains dialogues, il a gardé l’essentiel de cette inéluctable descente aux enfers, lui donnant une très forte dimensions supplémentaire grâce à la musique.





 

Et les filles !

L’ajout le plus réussi – et qui était indispensable à une histoire par trop exclusivement masculine- est celui qui donne leur place aux filles de la cité, brillantes et contestant la vision unilatérale des garçons. Cet apport fondamental permet de plus d’introduire une scène lumineuse et romantique qui passe très bien, celle de la jeune fille amoureuse qui revendique dans un très bel air, sa passion et son droit au respect, passant du rap à la chanson lyrique tout en s’envolant dans les étoiles comme un oiseau. L’actualisation concerne aussi certains dialogues puisque le nom de Mélenchon est lancé par l’un des protagonistes (alors que dans le film il s’agissait de Bernard Tapie) tandis qu’à l’opposé de l’échiquier politique, c’est Bardella et le RN qui sont clairement rejetés lors de la scène de l’attaque des jeunes par des skins raciste à Paris. Les trois « frères » ne ratent pas ce vieux métro gris métal de banlieue mais un RER plus récent. Les Iphones ont fait leur apparition. 

Et l’étonnante « scène de Grunwalski » (Et alors ? Alors, il est mort de froid, Grunwalski ! est l’une de ces répliques culte murmurée par la salle…),  située lors d’un voyage de prisonniers vers les camps de Sibérie, est interprétée par Mathieu Kassovitz lui-même qui la transpose à l’époque nazie avec de fortes images de déportés vers les camps d’extermination.

 

Proof et la conception de la bande originale qui rassemble

 

Pour la musique, les plus grands noms du Rap ont été sollicités. Mathieu Kassovitz a fait équipe avec Proof, compositeur et producteur qui pilote la direction musicale du projet qui a élaboré une « setlist » qui se permet diverses incursions très réussies dans d’autres domaines que le rap tout en respectant sa rythmique obsessionnelle. Il en a construit la trame en la concevant, non comme un accompagnement de futurs singles à succès, mais comme une véritable construction musicale cohérente au sein de laquelle, les compositeurs de Rap ont été invités à écrire des airs en rapport direct avec le sujet.

On y retrouve évidemment le célèbre Akhénaton (du groupe IAM) qui commençait à rencontrer le succès au moment de la sortie du film avec « Ombre et lumière » (1993) et son fameux « je danse le mia » ou encore Oxmo Puccino, Youssoupha ou Tunisiano, tous fins musiciens au-delà de leur style de prédilection qu’est le Rap. Mais la jeune génération du rap est également conviée à cette sorte de fête intergénérationnelle, en particulier, Youssef Swatt's, Benjamin Epps ou encore Doria. 

Et dans le souci de ne pas donner dans l’exclusif, Proof a également inséré dans sa Bande Originale, des musiques diverses composées notamment par Clara Luciani, Angélique Kidjo, Matthieu Chedid ou Chico & the Gypsies. On entend même lors de deux grands moments d’émotion, un extrait mixé du « je ne regrette rien » d’Edith Piaf et sur fond d’image d’une manifestation en rangs serrés issue des banlieues, avec un dispositif regroupant tous les chanteurs et figurants en devant de scène, le chant de la résistance Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines, saisissante entrée en matière de la deuxième partie.


Le public interagit en permanence, applaudissant tous les grands airs de rap mais aussi les numéros de danse les plus impressionnants, ou le torse nu et avantageux de Vinz lors de la scène de la boxe et une standing ovation totale, spontanée et immédiate accueille les derniers accords de musique avant que Matthieu Kassovitz lui-même ne monte sur la scène pour remercier tout le monde et délivrer un message de paix.








La Scène Musicale

La Haine

Jusqu'ici rien n'a changé


À partir du 11 octobre 2024

À PARTIR DE 25€



Crédits photo : 

©Arthur Allemand 

©Hélène Pambrun

 

 

 

 

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