Boris Godounov - Moussorgski - Opéra de Paris Bastille - 13/06/2018
Boris Godounov
Opéra en sept tableaux
Version de 1869
Musique : Modeste Moussorgski
Livret : Modeste Moussorgski
D’après Alexandre Pouchkine (Boris Godounov) et
Nicolas Karamzine (l’Histoire de l’État russe).
Vladimir Jurowski 7, 10, 13, 16, 26, 29 juin, 2
juil.
Damian Iorio 19, 22 juin, 6, 9, 12 juil.
Mise en scène : Ivo van Hove
Boris Godounov (tsar de Russie, a assassiné le
fils d'Ivan le Terrible pour régner)
Ildar Abdrazakov 7, 10, 16, 19, 22, 26, 29 juin –
2, 6, 12 juillet
Alexander Tsymbalyuk 13 juin - 9 juillet
Fiodor (le fils de Boris): Evdokia Malevskaya
Xenia : (la fille de Boris) : Ruzan Mantashyan
La nourrice : Alexandra Durseneva
Le prince Chouiski (conseiller du tsar): Maxim
Paster
Andrei Chtchelkalov (clerc du conseil des
Boyards): Boris Pinkhasovich
Pimène (vieux moine, témoin du crime originel de
Boris): Ain Anger
Grigori Otrepiev (moine qui se fait passer pour le
fils assassiné d'Ivan) : Dmitry Golovnin
Varlaam (moine vagabond): Evgeny Nikitin
Missaïl ((moine vagabond): Peter Bronder
L'aubergiste : Elena Manistina
L'innocent : Vasily Efimov
Mitioukha (boyard): Mikhail Timoshenko
Un officier de police : Maxim Mikhailov
Un boyard, voix dans la foule : Luca Sannai
Décors Jan Versweyveld
Lumières Jan Versweyveld
Costumes An D’Huys
Vidéo Tal Yarden
Dramaturgie Jan Vandenhouwe
Chef des Choeurs José Luis Basso
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de
l’Opéra national de Paris
Il sera également retransmis le même jour en
direct avec le concours de Fra Cinéma, dans les cinémas UGC, dans le cadre de
leur saison Viva l’Opéra ! et dans des cinémas indépendants en France et dans
le monde entier. Il sera retransmis sur France Musique le 1er juillet 2018 à
20h et ultérieurement sur France 2.
Culture box, lien :
https://culturebox.francetvinfo.fr/oper ...
ris-274117
Séance
du 13 juin 2018
La vie (et la mort) du tsar russe Boris Godounov (Бори́с
Фёдорович Годуно́в – 1551-1605) a inspiré de nombreux ouvrages, à commencer par
la tragédie de Pouchkine, pièce écrite en 1831, à l’origine des deux versions
de l’opéra de Modeste Moussorgski (celle de 1869 et celle de 1872), de la
musique de scène de Serge Prokofiev (1936), puis de deux films, celui de Sergueï Bondartchouk (1986) et celui d'Andrzej
Żuławski (1989).
On peut se demander pourquoi un tel intérêt pour ce tsar au milieu du XIXème siècle ? Ce retour à l’une des tragédies de l’Histoire de la Russie, relève d’une part du romantisme alors en vigueur qui construit une tragédie autour d’un fait divers historiquement controversé (l’assassinat par Boris Godounov du tsarévitch Dimitri), et du fort courant slavophile russe. Pouchkine dédie sa pièce à l’historien Nikolaï Karamzine qui vient, avec son histoire dela Russie de redonner couleurs et vie à celle-ci.
Moussorgski, "artiste maudit », appartient
lui-même au courant slavophile (1), qui revendique une rupture avec les canons
imposés par le conservatoire, que ce courant considère comme trop
occidentalisé. Il s'agit de revendiquer le retour à la Russie, son et ses
histoires, ses mythes, ses légendes, sa langue (le Français est alors la langue
"noble" par excellence, le Russe étant considéré comme la langue des
petites gens) et son folklore.
Moussorgki adhère d’ailleurs au Groupe des Cinq (Rimski-Korsakov,
Cui, Borodine, Balakirev) qui développe ses théories en faveur de ce mouvement
de retour aux sources.
Mais son audace sur le plan musical dépasse
largement ce mouvement et s’inscrit directement dans la lignée des futures
compositions du XXème siècle : on pense souvent à Prokofiev, à Janacek, à
Stravinski. La ligne musicale est parfois destructurée, les choix des instruments
à la limite de la dissonance et aucune concession n’est faite à la recherche d’une
ligne mélodique qui fait souvent défaut. Ce qui fait de cette première version de 1869,
que le chef d’orchestre russe Vladimir Jurowski a décidé de reprendre à Paris,
une œuvre sombre et difficile, centrée sur un personnage essentiellement, celui
de Boris, sa culpabilité jamais éteinte, ses difficultés face au pouvoir. les
autres personnages comme des papillons tournent autour de lui.
C’est une œuvre ardue et peu séduisante au premier
abord mais elle comporte des audaces musicales à la limite de la dissonance,
qui rendent compte de ces périodes troublées de la Russie tsariste où rien
n'était réellement ni mélodieux ni harmonieux. Et une fois qu'on est
"entré" dans la musique de Moussorgski, difficile d'en sortir.
Beaucoup de chefs expriment d’ailleurs ce désir de
revenir aux versions moins souvent données de telle ou telle œuvre, évidemment
pour marquer la "redécouverte" (tout est relatif) de l'œuvre de leur
empreinte (et c'est normal, un bon chef n'est pas qu'un simple exécutant, c'est
un interprète d'une musique qu'il connait bien et a étudié de près, sinon c'est
un "tâcheron" et on peut changer de chef à la dernière minute, cela
n'a pas d'importance...).
Hier à Paris, sur l’imposant plateau de la
Bastille, l’unité de vues entre Jurowski à la baguette, Van Hove à la mise en
scène et Moussorgski, m’a semblé parfaite. Un alignement des planètes qui donne
force et sens à l’ouvrage et scotche sur son siège le spectateur qui épouse ce
point de vue, pris alors dans la tourmente d’un règne, contesté et critiqué, où
se croisent les figures habituelles de la Russie éternelle : le fou, le
pope, le soldat, le gardien, l’intrigant de palais, la nourrice, l’enfant.
Ni or, ni costumes d’époque, Van Hove choisit la
sobriété : costumes gris actuels, vestes rouges de l’enfant assassiné,
bientôt accompagné de sa dizaine de clones, qui cassent cette uniformité grise et
marrons dominantes. Les trois femmes portent également des robes de couleur
plus vives et plus gaie. La foule est celle du peuple, bigarrée mais sans
couleurs vives ou celle des boyards, uniformes et gris. Les personnages sont
campés : le moine Pimème et sa longue barbe et sa longue robe de bure, par
exemple, la jeune et fraîche Xénia en robe rouge.
Le décor est dominé par ce fameux escalier qui
descend sous la scène et n’est tendu de rouge qu’après l’avènement de Boris.
Gloire et sang. Tapis rouge symbole du pouvoir et du crime originel.
Le fond de scène est un écran à trois faces où
défilent des images : de paysages désolés, de friches industrielles en
noir et blanc dans la première partie, puis de superbes paysages de campagnes
en couleur, lumière dorée baignant alors la scène, lors des récits sur la
grandeur de la Russie et de l’empire des tsars. La foule s’invite régulièrement
en gros plan tout comme le crime, le meurtre, le sang répandu.
Je me suis demandée si Van Hove n’avait eu l’intention,
dans ce dispositif, de prévoir des incrustations en direct, mais la beauté et l’efficience
des vidéos ainsi utilisées, ne posait pas problème.
Disons que la mise en scène n’a rien de
remarquable, sans être pour autant à contre sens.
La direction musicale précise et inspirée de
Jurowski est, par contre, d’une immense qualité dans l’interprétation de cette
partition assez complexe. C’est même sans doute avec la brochette de très bons
chanteurs, l’atout principal d’une œuvre, je le répète, difficile à aborder.
Les chœurs sont très sollicités, au moins autant
que les solistes. Et je les ai trouvés excellents, très engagés avec un très impressionnant
« tableau vivant » dans la scène où la foule crie misère et réclame
du pain, venant jusqu’au bord du plateau dans un mouvement collectif
impressionnant.
L’ensemble des solistes est de haute qualité, d’abord
du fait d’un Boris tout à fait exceptionnel, en la personne de la basse
Ukrainienne, Alexander Tsymbalyuk, coutumier du rôle et qui remplaçait Ildar
Abradzakov. Outre un physique très avantageux, Alexander est grand et plus
svelte qu’Ildar, c’est un très bel homme- ce Boris a du génie sur le plan vocal :
le timbre est beau, se projette très bien dans le grand hall de la Bastille,
domine sans peine orchestre (avec un Jurowski qui veille sur ses chanteurs comme
le lait sur le feu), et chœurs, exprime tout avec une justesse dans le ton et
peut mettre une salle entière sous émotion presque incontrôlée, en chantant son
désespoir et sa mort, allongé au sol, en mezzo voce parfaitement maitrisée.
Sidérant.
Je suis encore sous le choc de ce grand art du
chant qui permet aux chanteurs les plus doués de vous faire partager la peine
des héros qu’ils incarnent, en chuchotant… en vous murmurant à l’oreille. L’art
du pianissimo en chant est un très grand art.
Je pense qu’en deuxième, il faut citer le Pimène
de Ain Anger dont le long monologue passe comme une lettre à la poste tant il
est bien « dit » avec cet art de la narration, fort difficile du fait
de la partition, et dont il se tire si bien qu’on croirait revivre les
événements qu’il narre alors. Mais l’innocent de Vasily Efimov, n’est pas loin
de l’exploit lui non plus avec sa longue silhouette dégingandée, son corps nu
et tatoué et sa voix magnifique de ténor léger à fleur de peau auquel ressemble
finalement beaucoup l’Alejla de la Maison des morts. Il faut citer aussi le
beau baryton Boris Pinkhasovich (Andrei Chtchelkalov, le clerc du conseil des
Boyards), dont la belle prestance et le chant souverain fait apparaitre le rôle
bien trop court, ou la délicieuse Xenia, (la fille de Boris) de Ruzan Mantashyan (plus de réserves pour Evdokia
Malevskaya qui chante un petit Fiodor, peut-être un peu petit quand même en
voix), et même le prince Chouiski de Maxim Paster, certes un peu inégal mais le
plus souvent admirable. Et on en oublie forcément car ils tiennent tous de bien
à très bien leur rôle de tous les points de vue.
On sent l’équipe, la fusion, la compréhension
collective, le bonheur de chanter ensemble avec un chef aussi brillant d’une
intelligence musicale rare.
La salle était remplie et une immense ovation
finale a accueilli Boris d’abord puis l’ensemble des artistes. On peut discuter
des qualités de l’œuvre (très, très sombre et pas facile à aborder) mais si on
veut la découvrir, cette distribution et cette exceptionnelle qualité donnée à
Bastille en ce moment, sont la meilleure manière de le faire....
(1) d'où le choix de ce 'Boris", raconter une
histoire de la grande Histoire Russe, il faut voir que le livret est tout à la
fois tiré de l'oeuvre éponyme de Pouchkine ET de l’Histoire de l’État russe de
Nicolas Karamzine ouvrage monumental, qui sert de référence au courant
slavophile pour "redécouvrir" l'Histoire russe et ses fondements.
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