Aida (Verdi) à l'Opéra de Munich, soirée exceptionnelle, Kaufmann, Guseva, Semenchuk, trio fantastique !

Aida (Verdi) à l'Opéra de Munich, soirée exceptionnelle ce 25 avril, avec Jonas Kaufmann, Elena Guseva et Ekaterina Semenchuk



Salle comble des grands soirs pour cette deuxième de la reprise d’Aida, mise en scène par Damiano Michieletto, avec le retour de Jonas Kaufmann, qui n’était pas revenu dans son théâtre depuis la Fanciulla del west en octobre 2022 soit près d’un an et demi auparavant. Or, qu’on le veuille ou non, le public de Munich apprécie ses chanteurs, et Jonas Kaufmann a été la star incontournable des dix années précédentes, durant l’ère de Nikolaus Bachler. Depuis lors, celle qui formait avec lui une dream paar idéale, Anja Harteros s’est mystérieusement retirée de toutes les scènes et singulièrement de celle de Munich où elle se produisait le plus souvent. Kaufmann est allé s’installé à Salzbourg et on le voit plus souvent au San Carlo de Naples et au Staatsoper de Vienne que dans sa native Bavière.

 

L'attente des grands soirs 


Autant dire que le public frémissait d’une attente perceptible et que le héros se montra parfaitement à la hauteur des espoirs dans ce rôle de Radamès qu’il a chanté pour la première fois à l’auditorium de la Santa Cecilia à Rome sous la direction de Pappano, pour un concert mémorable et un enregistrement d’intégrale en studio. Je l’avais vu également quelques mois plus tard, déjà sur la scène de Munich dans une mise en scène oubliable et sans grand intérêt. Depuis, il a chanté d’autres Radamès à Paris, Naples, Vienne, dans les Arènes de Vérone, et gardé intacte cette faculté de donner à ses personnages les plus guerriers, ces dimensions fragiles dans l’interprétation desquelles il excelle et émeut jusqu’aux larmes.

C’est, avec Don Carlos et l’Alvaro de la Forza del destino, son meilleur rôle verdien depuis qu’il ne chante plus Alfredo.

 


Une mise en scène intelligente et finalement convaincantes

 

La Première de cet Aida avait eu lieu le 25 mai 2023 à l’Opéra de Munich et la mise en scène de Damiano Michieletto, s’était attirée de nombreuses huées. L’opéra pour tous deux mois plus tard, avait mis cette production à l’honneur et s’était déroulé sans incident particulier. A l’époque j’avais souligné à quel point il est difficile d’illustrer cet opéra dont la première partie est essentiellement consacrée à des scènes de parades et de guerre, tandis que la deuxième, beaucoup plus intimiste, met à nu les cœurs et les conflits amoureux, dans un contexte où duos et trios dominent.


Le choix de privilégier l’aspect péplum, avec reconstitution égyptienne de luxe (même en évitant les éléphants), permettra sans doute de donner un cadre satisfaisant à toute la première partie, mais risquera de faire disparaître le caractère si précieux, de la musique de Verdi appliquée aux sentiments extrêmes.

En tout état de cause, l’analyse que je faisais du choix de Michieletto n’a pas changé : il décide montrer les conséquences de la guerre plutôt que de magnifier la grandeur des combats et des victoires. Choix radical, qu’on adopte difficilement au départ et par lequel on se laisse finalement emmener vers des actes 3 et 4 absolument extraordinaires où le dépouillement du décor et la logique de sa démonstration trouvent une issue des plus convaincantes.


Incontestablement le parti pris ne va pas du tout dans le sens de Verdi. Certes ce dernier avait choisi l’Égypte essentiellement pour fêter la création du canal de Suez tout en pensant très fort à l’Italie alors sous le joug de l’empire austro-hongrois. Il n’empêche que tout, dans les didascalies et les échanges des personnages, respire l’Egypte et son parfum oriental, la grandeur de l’empire, l’oppression de l’Ethiopie et les amours interdites de Radamès qui ne succombe et abandonne son destin que par amour pour Aida.





Les violences insoutenables de la Guerre


Nous sommes plus prosaïquement dans un gymnase désaffecté, nu et triste, faux-plafonds crevés, larges ouvertures nues, vestiges de matériel de sport orienté GRS, avec ballon rouge, long ruban, cheval d’arçon, poutre et tapis au sol. Dans le fond quelques pauvres hères qu’on suppose être des réfugiés représentants les captifs éthiopiens et l’on comprend petit à petit que de nombreuses scènes évoquant leurs souvenirs -Aida enfant pratiquant cette gymnastique élégante, quelques fêtes de village, le mariage de ses parents, le temps du bonheur- vont émailler l’histoire, tout comme prendra une place dominante, les visions des horreurs de la guerre qui torturent l’esprit de Radamès pendant la cérémonie des décorations.

Plusieurs éléments d’abord étranges dont le sens s’éclaire peu à peu ponctuent cette démonstration centrale du caractère complexe du personnage du général héros malheureux. D’abord les chaussures noires style rangers militaires, amenées par dizaines sur un le grand tapis blanc du sol du gymnase à l’acte 1. Il les ramasse, les retourne et du sable noir s’en échappe. Ce qui reste des corps des soldats morts. Il quitte la scène, les emmenant avec rage en tirant brutalement le tapis vers les coulisses dans un mouvement impressionnant.




Ensuite quand sa bravoure va recevoir récompense, cette dernière est gâchée par ce qui l’obsède, que l’on verra d’abord au travers des officiers blessés qui organisent la cérémonie. Ensuite, plus directement encore, un rideau semi-opaque descend sur la scène, Radamès reste seul devant, prostré, alors que les images projetées des massacres des populations et des blessures mortelles des soldats, se bousculent (dans sa tête) avant qu’il n’arrache finalement ce rideau de sinistres visions pour recevoir sa décoration.

Le décor évolue peu mais tout a un sens : dès la fin de l’acte 1, Radamès est arrosé par une poudre noire qui descend des cintres et dont l’abondance sera tel à la fin de l’acte 2 qu’elle formera une gigantesque pyramide noire et friable qui sera le décor des deux derniers actes. A l’acte 3 où Aida espère encore sauver son père, sa patrie, son amour, et chante « Patria mia » (le plus bel air de l’opéra), elle voit sa représentation quand elle était enfant, et extirpe de la surface noire le lit de ses parents où repose la robe blanche du mariage de sa mère que cette dernière lui remet solennellement. La scène est belle et émouvante, comme le seront ensuite, la vision d’un Radamès prostré, accablé, au plus fort de la pente durant sa condamnation, ou la violence de son affrontement avec Amnéris, déchainée, versus la douceur de la scène finale où, enfermés dans la pyramide (en fait debout ensemble à son pied), Aida et Radamès ont dans les étourdissements de la mort, la vision de cette fête innocente et joyeuse de village, avec ballons et frifelins, revêtant alors les costumes de leurs noces pour danser sur les dernières notes.

Car peu à peu, les parois du gymnase qui entouraient la pyramide ont disparu, cette dernière occupe toute la scène et en dessous, apparait un espace où Amnéris chante son ultime phrase, vaincue et rejetée hors du cercle du bonheur.


Une distribution d'exception


Il faut imaginer tout cela parfaitement synchronisé avec la partition particulièrement réussie de cette œuvre majeure de Verdi et du coup, cela fonctionne très bien.

D’autant plus que nous avions, cette fois, une brochette de chanteurs exceptionnels qui nous ont fait vibrer à chaque minute autour de ce fil conducteur émouvant et dramatique.

 

A commencer par le Radamès de Jonas Kaufmann. L’artiste a connu ces dernières années des difficultés vocales diverses et des soirs « sans ». La multiplicité de ses engagements divers rend inévitable que certains soirs, il ne soit pas au top de sa forme et son statut de superstar du lyrique créé à la fois une énorme pression et une incontournable attraction pour la presse internationale qui scrute chacune de ses performances. La rançon de la gloire… Moi-même je ne savais pas dans quel état vocal se trouverait Kaufmann à Munich après une série d’éprouvants « Enzo », à Salzbourg puis à Naples juste avant. 

Mais hier soir à Munich, il était dans une de ces soirées où l’alchimie combinée avec des partenaires de haut niveau et un public réceptif, produit les miracles du spectacle vivant que l’on ne peut vivre qu’en salle, on ne le dira jamais assez.

Même si l’on sent parfois une inquiétude et une tension dans sa gestuelle trahissant la peur de rater son grand air de départ, son fameux « Celeste Aida », il prend rapidement le dessus, après avoir réussi son célèbre morendo à la fois fidèle à la partition et profondément émouvant, et l’on retrouve le Kaufmann maintes fois vu sur cette scène (et tout particulièrement sur cette scène), incarnant son personnage avec toute la complexité de ce général amoureux passionné malgré son sens du devoir, et multipliant les prises de risque réussies sur le plan vocal, changement de couleurs au milieu de la phrase musicale, brutalité des accroches lors des passages héroïques suivies de l’infinie douceur de sa voix dans les parties plus lyriques et Aida ne manque pas de ces contrastes musicaux qui font la richesse de cette œuvre admirable.

Et comme toujours dans ces cas-là, Kaufmann mène l’ensemble du plateau vers l’excellence, facilitant l’investissement de tous et s’adaptant sans difficulté à une scénographie complexe qui lui convient tout particulièrement dans l’incarnation d’un général rongé par les remords et n’acceptant ses décorations qu’au prix d’un effort sur lui-même particulièrement perceptible dans le chant comme dans l’attitude du chanteur. 

 

Amusant de savoir qu’il exhibe une perruque de cheveux très courts dès la fin de l’acte 1 où on le voit simuler une coupe de cheveux avant de partir à la guerre contre l’Éthiopie, modifiant substantiellement son apparence et faisant dire à ma voisine, très émue « mais on ne reconnait pas notre Kaufmann avec ces cheveux ! ».




 

Le rôle-titre avait été confié à la soprano russe Elena Guseva au timbre capiteux, au medium solide, aux aigus larges et souples, qui incarnait une Aida juvénile, déchirée entre son amour de la patrie, la fidélité à son père et sa passion pour Radamès. Loin des incarnations vocalement trop fragiles aux voix trop menues pour le rôle, Elena Guseva, brillante Lisa dans la Dame de Pique à Lyon récemment, a de l’énergie à revendre, un sens de la scène et sait manier le legato verdien, parer son chant de nuances et de multiples couleurs, exprimer la colère, la douleur, la nostalgie, passant d’un état à l’autre avec beaucoup de classe et de crédibilité. Une Aida sans doute assez éloignée des canons habituels mais que personnellement j’apprécie énormément même si à plusieurs reprises, son côté « mezzo » avec beaux aigus, la rapprochait du timbre et du style d’Ekaterina Semenchuk, rendant parfois leurs voix similaires ce qui produisait un sentiment assez troublant de similitudes entre les deux femmes amoureuses du beau Radamès avec la même passion… 


Ekaterina Semenchuk était venue à la rescousse de l’Opéra de Munich, après les annulations successives de Anita Rachvelichvili puis de Eve-Marie Hubeaux, pour incarner Amnéris rôle qu’elle chantait déjà aux côtés de Jonas Kaufmann et d’Anja Harteros à Rome pour l’enregistrement de 2015. Remarquable tragédienne, elle possède une voix profonde et parfaitement homogène sur toute la tessiture, onctueuse et mélodieuse, qui fait merveille dans les confrontations avec le Radamès subtil de Kaufmann, et l’on retrouve les sensations excitantes de leurs duels à Rome, il y a huit ans déjà, avec un petit « plus » né sans doute de leurs expériences multiples sur scène. Une chose est sûre : ces impressions de performance exceptionnelle ne nous ont pas quitté de la soirée et à Munich, ces qualitatifs ont un sens bien précis car la maison nous offre régulièrement ces distributions qui sortent de l’ordinaire et ont leurs propres interprétations très personnalisées.  

 

Le grand-prêtre Ramfis de la basse ukrainienne Vitalij Kowaljow a la solennité et la sévérité requise pour le rôle et son triple « Radamès » résonne comme une terrible menace à la hauteur de la fin tragique. Beaucoup de classe aussi pour l’Amonasro du baryton George Petean, également habitué du plateau munichois et qui garde un beau timbre et beaucoup de pugnacité dans ce rôle de chef de la résistance, tout en donnant dans le cadre de la mise en scène, vie et émotion à ce qu’il a été avant la guerre en quelque sorte. Ses duos avec Aida sont de toute beauté et l’on apprécie vraiment leur double engagement.

Le Roi d’Egypte de la basse grecque Alexandros Stavrakakis est un peu la découverte de la soirée en ce qui me concerne. Il faut irrésistiblement songer à René Pape par son timbre et son style, ce qui est un compliment évidemment et il a été suffisamment remarqué à juste titre durant ses quelques interventions pour recueillir une ovation personnelle méritée aux saluts.





Et l’on n’oubliera pas de citer les rôles secondaires toujours très bien tenus dans ces maisons allemandes qui ont des troupes :  le messager du ténor Granit Musliu est clair et lumineux, voix très bien projetée et la grande prêtresse de la soprano Seonwoo Lee a beaucoup de charme (vocal).

Les chœurs très sollicités dans des morceaux de choix parmi les multiples compositions polyphoniques de génie de Verdi, présents sur scène ou chantant depuis les coulisses, sont parfaits et particulièrement harmonieux et engagés.


Nous avons apprécié également les très belles « trompettes d’Aida » également, sans le moindre couac (on est à Munich !) et qui sont disposées dans les loges au-dessus de la fosse d’orchestre à gauche et à droite.

Et bien sûr allais-je dire, l’orchestre de l’opéra de Munich est à son affaire dans ce Verdi sous la baguette enjouée et dynamique de Marco Armiliato, chef d’opéra très attentif aux chanteurs et très en phase avec le plateau.


Une soirée ovationnée 
, le public s’est même levé pour saluer les artistes avec ferveur et l’on pouvait lire le bonheur sur leurs visages. Bravo à Munich pour cette exceptionnelle performance !


Photos : W. Hösl

Commentaires

  1. Merci Hélène ! J'étais à Munich avec toi en lisant ton blog et je me régalais de cette Aïda magnifique. J'étais à Naples dernièrement pour une Gioconda , opéra qui ne me transporte pas comme Don Carlo ou Aïda ou d'autres de premier rang, avec une distribution remarquable. J'ai constaté, depuis un certain temps et de plus en plus palpable, cette ferveur que le public exprime vers Jonas ainsi qu'une immense reconnaissance pour ce qu'il crée autour de lui dans l'équipe et sur le plateau.... alors j'imagine ce que ce fût à Munich ! Merci de nous en avoir rapporté la magie.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Les plus lus....

Magnifique « Turandot » à Vienne : le triomphe d’un couple, Asmik Grigorian et Jonas Kaufmann et d’un metteur en scène, Claus Guth

Salomé - Richard Strauss - Vienne le 20/09/2017