Agrippina au TCE : la belle équipe menée par DiDonato et Fagioli !

Agrippina

Georg Friedrich Haendel
Création à  Venise au Teatro San Giovanni Grisostomo le 26 décembre 1709
Livret de Grimani

Joyce DiDonato Agrippina
Elsa Benoit Poppea
Gian Luca Buratto Claudio
Xavier Sabata Ottone / Giunone
Franco Fagioli Nerone
Andrea Mastroni Pallante
Carlo Vistoli Narciso
Biagio Pizzuti Lesbo
Maxim Emelyanychev direction et clavecin
Il Pomo d’Oro

Soirée du 29 mai 2019
Les soirées baroques se suivent au TCE mais ne se ressemblent pas. Le mardi nous suivions les débuts du genre « opéra » avec l’Orfeo de Monteverdi, créé en 1607. C’est toujours en Italie bien sûr, mais à Venise que le jeune Haendel, cent ans plus tard, proposera avec son Agrippina, opera seria, mais aussi « comédie satirique anti-héroique », une nouvelle évolution du genre, étape importante vers l’opéra moderne. 

C’est l’histoire, racontée sur mode caustique presque vaudevillesque, d’Agrippina, complotant contre l’empereur Claude, pour mettre sur le trône de Rome son fils Néron. Le genre ne se privait pas de nombreuses allusions à la vie politique et culturelle de l’époque.
Les livrets de Grimani sont sans doute pour l’époque, les plus « modernes » au sens où ils s’appuient tout à la fois sur l’histoire (tous les personnages ont réellement existé) tout en dévoilant complots et tromperies, intrigues et retournements, sur le mode comique avec la distance nécessaire et sans se sentir obligé de rajouter une « morale ».
L’opéra comprend beaucoup de récitatifs tant l’histoire est riche et complexe mais l’œuvre permet à tous les personnages de développer au travers d’arias riches aux vocalises éblouissantes, leurs personnalités et surtout leur ambiguités, les reprises permettant d’époustouflantes interrogations musicales.


L’opéra en version concert est toujours problématique quand les complexités de l’intrigue ne peuvent être illustrées par le théâtre, l’opéra, rappelons-le ayant été « inventé » pour unir musique et théâtre (et développer de belles histoires de sentiments). Surtout quand comme Haendel, on écrit près de 4 heures de musiques. 
Mais quand d’aussi talentueux chanteurs-acteurs, s’emparent, dans le cadre d’une tournée, d’une telle version, l’osmose de l’équipe parvient à faire des miracles surtout sous la battue du chef de l’ensemble Il Pomo d’Oro.

Commençons donc par eux : l’ensemble est menée de main de maître par l’incroyable mezzo américain, Joyce DiDonato que j’ai souvent vue et entendue dans Haendel (mais aussi dans d’autres rôles assez différents) qu’elle sert, à sa manière, magnifiquement. A sa manière parce que la voix et le timbre sont uniques dans ce répertoire, la puissance de ses aigus le dispute à l’élégance de ses trilles et à l’audace sans affectation presque naturelle de ses vocalises. J’aime cet Haendel là débarrassées des effets de manche et véritable « joué » par une artiste hors du commun qui avec le simple accessoire de ses lunettes peut nous entrainer dans les complots, les perversités de dame Agrippina, mère dominante et intrigante. On pourra lui reprocher de trop caractériser le personnage au travers de sa propre personnalité mais personnellement, je m’incline toujours devant l’intelligence musicale des artistes à forte personnalité qui osent des interprétations personnelles. Son magnifique et bouleversant « Pensieri, voi mi tormentate » qu’elle chante souvent dans ses récitals, est sans doute unique dans ce style presque revendicatif et agressif mais elle y déploie de tels trésors de technique pure au service de l’émotion, qu’on est touché en plein cœur par tant de beauté vocale. Les effets sont impressionnants et son aria finale « Se vuoi pace » soulève l’enthousiasme d’un public séduit et parfaitement convaincue par la richesse psychologique du personnage ainsi dessiné par notre extraordinaire JDD.
Peut-on pour autant parler d’une performance extraordinaire unique lors de cette soirée ? Non justement, à mon avis, et de manière assez exceptionnelle, l’ensemble du plateau vocal est parfaitement équilibré dans la qualité et la diversité.

Il faut dire que le fifils à sa maman, Nerone, est campé par un Franco Fagioli qui à lui seul, comme JDD, vaut tous les déplacements. Il choisit, et le rôle s’y prête, d’incarner un Neron infantile et très dominée par maman, jamais très loin de l’hystérie et qui nous éblouit de sa très personnelle virtuosité. Car Fagioli en fait beaucoup, certes, mais un talent réellement bluffant, même si le timbre devient parfois un peu acide, les acrobaties vocales au service de ce qu’il chante, restent littéralement éblouissantes et drôles, loin du « beau chant » pour le « beau chant », le contre-ténor nous fait voir un personnage tout particulièrement dans ses quelques très grands airs comme Quand’invita la donna l’amante ou l’incroyable Sotto il lauri qui provoque une longue ovation du public parfaitement justifiée. 

Egalement triomphatrice de la soirée, la belle Poppea d’Elsa Benoit, la jeune soprano française qui appartient à la troupe de l’Opéra de Munich et que j’ai vue à ce titre dans de nombreux rôles, qui a manifestement profondément mûri son chant et approfondi sa technique dans ce cadre privilégié. Le baroque lui convient bien, petite réserve faite d’aigus sans doute pas tout à fait assez glorieux mais la ligne de chant est sûre, le timbre superbe et la beauté de l’interprétation là aussi est totalement séduisant.

Profondément émouvant aussi l’Ottone de Xavier Sabata, très beau contre-ténor d’un style et d’une voix très différents de Fagioli. Son grand aria de l’acte 3 Voi che udite il mio lamento, qui conclue la première partie de la représentation, est tout simplement sublime et si, parfois, dans ses récitatifs notamment, la voix maque un tout petit peu d’éclat, pour l’essentiel, il offre une magnifique prestation, remplaçant brillamment Marie-Nicole Lemieux, la contralto initialement prévue dans ce rôle.

Le Pallante de la tournée, Andrea Mastroni, est une basse vraiment très impressionnante dans un rôle où sa belle voix et son timbre souverains sont sollicités dans des graves abyssaux qu’il donne sans la moindre difficulté et en créant une forte émotion à chaque fois.

Le Claudio de l’autre basse, Gianluca Buratto, habitué du baroque lui aussi, a les accents souverains qui conviennent parfaitement au rôle, de beaux aigus et une voix qui envahit toute la salle sans la moindre difficulté même si ses graves sont un peu moins sonores que ceux de son collègue.

Lesbo avec la voix et le jeu du baryton Biagio Pizzuti sort de son rôle un peu anecdotique tout comme d’ailleurs le Narcisso, presque trop beau, du contre-ténor Carlo Vistoli.
L’ensemble final conclut d’ailleurs l’ensemble de ce très long opéra avec brio et magnificience, les qualités qui auront marqué toute la soirée.

L’ensemble Il Pomo d’Oro et son jeune chef et claveciniste Maxim Emelyanychev, ont les défauts de leurs qualités. Imaginatif et créatif, grand et fin musicien, Emelyanychev en voulant donner à entendre un Agrippina qui sort des sentiers battus, s’appuyant sur ses excellents interprètes, trébuche parfois sur l’équilibre instruments/chanteurs.
L’orchestre est moins brillant qu’il ne le fut, les reprises parfois un peu éteintes, le choix des coupures dans les reprises des « arias » ne permet pas toujours à l’originalité de l’opéra seria de briller de tous ses feux du fait de récitatifs du coup un peu longs surtout accompagnés d’un continuo composé de quatre instrumentistes et de ce fait, à mon goût, un peu « lourd », s’éloignant de la conception baroque du récit « parlé-chanté » pour lequel la basse continue n’est qu’un soutien rythmique.
Une fois ceci dit, et la frustration exprimée, il faut quand même complimenter la formation musicale dans son ensemble et se réjouir de voir un aussi jeune chef capable de maitriser une interprétation originale aussi puissante de ce chef d’œuvre de jeunesse du très prolyxe Haendel.
Cette représentation est en tournée dans cette version concert et a déjà été donnée à Luxembourg, à Madrid, à Barcelone pour se terminer au Barbican de Londres.Je reverrai, quant à moi, cet opéra dans une version mise en scène par Barrie Kosky, à Munich dans le cadre du festival d’été. Compte-rendu à suivre…




Deux articles d’amis, tous fort bien documentés sur cet Agrippina et aux points de vue passionnants
-      Dans Forum Opéra, Guillaume Saintagne

-      Dans les Baroquiades, Pierre Benveniste

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