Les Indes Galantes à Paris Bastille : la fusion en or des cultures, une totale réussite

Les Indes Galantes


Opéra-ballet- 1735
de jean-Philippe Rameau

Direction musicale : Leonardo García Alarcón
Mise en scène : Clément Cogitore
Chorégraphie : Bintou Dembélé
Décors : Alban Ho Van
Costumes :Wojciech Dziedzic
Lumières : Sylvain Verdet
Dramaturgie musicale :Katherina Lindekens
Dramaturgie : Simon Hatab
Chef des Choeurs :Thibault Lenaerts

Hébé :Sabine Devieilhe
Bellone : Florian Sempey
L'amour : Jodie Devos
Osman : Edwin Crossley-Mercer
Émilie :Julie Fuchs
Valère : Mathias Vidal
Huascar : Alexandre Duhamel
Phani : Sabine Devieilhe
Don Carlos : Stanislas de Barbeyrac
Tacmas : Mathias Vidal
Ali : Edwin Crossley-Mercer
Zaïre : Jodie Devos
Fatime : Julie Fuchs
Adario : Florian Sempey
Damon : Stanislas de Barbeyrac
Don Alvar : Alexandre Duhamel
Zima : Sabine Devieilhe

Séance du 8 octobre à l'Opéra de Paris Bastille 
Formidable réussite que celle de ce pari audacieux : rajeunir et moderniser ces Indes Galantes, œuvre baroque hybride, mi-ballet, mi-œuvre lyrique, composé pour une petite formation orchestrale début 18ème, sur un livret quasi inexistant quoique très poétique, et destiné à valoriser l’exotisme et le ballet.
Il fallait pour cela une véritable équipe capable d’assurer une exceptionnelle fusion entre des protagonistes venus d’horizons différents et rassemblés autour d’un projet enthousiasmant correspondant à leur génération, leurs désirs, leurs craintes, leurs envies, leurs goûts. Et, moi, qui ai appartenu durant cette soirée au public captivé dont le chef d’orchestre parle en ces termes « Je peux simplement vous dire que j’arrive à sentir dans mon dos, quand je dirige, la manière avec laquelle le public respire cette création, qui est d’abord, et avant tout, une exacerbation du geste musical de Jean-Philippe Rameau. ». 
C’était pourtant la huitième représentation, une partie du public avait pris des places sur la foi du bouche à oreille qui fonctionne bien plus qu’on ne l’imagine dans les milieux parisiens de la culture et de la musique, notamment chez les jeunes pour lesquels certaines « frontières » considérées comme infranchissables, ne le sont pas.


Peu importait manifestement que la plupart des « critiques » ayant pignon sur rue, aient surtout exprimé leur déception face à cette nouvelle production. Le bruit a couru qu’il ne fallait pas rater cette grande première d’un opéra-ballet baroque dans la grande salle de la Bastille, cette innovation basée sur beaucoup de rencontres réussies entre des cercles qui, officiellement, s’ignorent : les danseurs de hip-hop surdoués de la Compagnie Rualité et la belle équipe des plus jeunes chanteurs d’opéra français avec les chœurs de  Chœur de chambre de Namur et l’orchestre baroque Cappella Mediterranea, jouant sur ces superbes instruments d’époque qu’il faut régulièrement réaccorder. 
Ce sont des question de générations, des questions de volonté politique et artistique qui ont permis que marche cette entreprise qui paraissait pourtant destinée à se heurter à de nombreuses difficultés, dont la moindre n’était pas de convaincre un public d’opéra, baroque de surcroit particulièrement attaché à l’authenticité des œuvres souvent mise à mal par le passé.
J’aurais tendance à dire : quand ça marche à ce point sur scène, l’ambiance de symbiose parfaite et surmultipliée se transmet au public.
Et parce que Clément Cogitore le metteur en scène, Leonardo Garcia Alarcon le chef d’orchestre et Bintou Dembélé, la chorégraphe ont réussi à emmener leurs troupes à cette exceptionnelle fusion, ils ont par la même occasion transmis cette fièvre et ce message d’espoir à un public pourtant peu préparé à un tel choc des cultures.
Ballet héroique, opéra-ballet, les Indes Galantes a été composé par Rameau en 1735 pour satisfaire au goût de l’exotisme de l’époque. L’œuvre répond donc à un genre très particulier pour lequel on ne peut pas parler d’histoire suivie mais « d’entrées » différentes qui n’ont en commun que la thématique sans constituer en tant que tel une trame cohérente.
Les Indes comportent un prologue et quatre entrées « le Turc généreux », les « Incas du Pérou », « les Fleurs, fête persane », et enfin, les « sauvages » dont le thème musical est célèbre et qui illustre le magnifique court métrage réalisé il y a un an par le jeune cinéaste Clément Cogitore avec les danseurs de Krump pour la troisième scène de l’OnP.
Poétique mais parfaitement indigent pour espérer en faire une trame dramatique quelconque, le livret n’est pas d’un grand secours pour le metteur en scène confronté à cette longue œuvre, superbe sur le plan musical, extrêmement entrainante, d’une polyphonie très inventive propice à devenir rapidement « virale » quant à ces thèmes musicaux qui vous trottent longtemps dans la tête.

C’est tout le génie de Rameau d’avoir su donner une richesse instrumentale d’une bluffante modernité, chaque instrument ayant son rôle, les solistes instrumentaux étant régulièrement sollicités, le traverso, les trompettes, la machine à faire du vent comme le, les chœurs lyriques d’adultes, voix de femmes de toutes les tessitures, voix d’hommes en contrepoint, voix d’enfants, et bien sûr les nombreux solistes lyriques ménageant de jolis contrastes : un ténor classique et une haute-contre « à la française » par exemple.
Difficile de différencier dans l’étonnante et fulgurante réalisation actuelle de l’opéra Bastille, ce qui relève de tel ou tel talent, tant on est tenté de prendre globalement en compte la réussite de l’entreprise.
Les tableaux que décors, costumes, lumières, nous donnent à voir n’ont de sens que parce que Cogitore choisit le fil rouge de cette rencontre entre le street art de la danse hip-hop des banlieues et la musique baroque jouée sur ses propres instruments et s’allie à l’ensemble des protagonistes les meilleurs possibles pour la rendre exceptionnelle et unique. Et ce n’est jamais artificiel, ce qui est un véritable tour de force tant les périodes actuelles illustrées par les destructurations de notre société et la peinture des « Indes » vues à l’époque de Rameau, sont en soi différentes…

La scène percée en son centre d’un large cercle qui deviendra gouffre, océan d’où sortira le vaisseau détruit que rejette la tempête dans le « Turc », où se tiennent les naufragés serrés les uns contre les autres en un saisissant portrait qui évoque le « radeau de la méduse », tandis que les chœurs chantent depuis le milieu du parterre. Le canot en ruines soulevé par un immense bras sera, lors de l’allégresse qui termine cette première entrée, dissimulé par les couvertures de survie toutes dorées dont les Turcs ont recouvert ceux qu’ils sont réduits en esclavage avant la réconciliation finale et devient magnifique objet d’or et de vénération. C’est au contraire un promontoire pour les « incas du Pérou » quand Huascar chante son magnifique hymne au soleil, au milieu des « lascars », danseurs sombres, lents et magnifiquement rythmés tandis que le chœur reprend l’hymne dans un ensemble impressionnant. Ce sera aussi un joli carroussel, une prison ronde, qui disparaitra se fondant au niveau de la scène quand le joueur de traverso fera se lever les enfants qui le suivront comme le petit joueur de flûte de Hamelin ou au contraire s’élévera très haut surmontée de quatre tours où se juchent les joueurs de trompettes, autant de références poétiques, livresques, picturales, philosophiques qui ponctuent les « entrées » donnant du sens aux paroles et aux situations. 
Pour les chanteurs l’osmose est totale avec les danseurs de street art, presque toujours présents avec eux sur scène et totalement partie prenante de la mise en scène au sens littéral du terme. Ils bougent avec eux, tout en chantant leurs parties, on admire leur maitrise tout comme celle des danseurs qui tournent autour d’eux dans des postures acrobatiques impressionnantes, les « tableaux » vivants qu’ils composent à chaque instant sont d’une grande intelligence et de toute beauté sur le plan esthétique, participant très largement à la réussite de l’ensemble.

On pourra regretter deux « ralentissements », poétiques, mais sans doute un tout petit peu vides, que sont la fin du prologue et le milieu des « Fleurs »  mais il faut aussi des temps de repos au milieu d’une telle intensité musicale, visuelle et sonore surtout quand Rameau lui-même a prévu ce très beau et très long duo soprano/ haute-contre « deviez-vous vous méprendre… », sachant que l’histoire est franchement saugrenue et que la mise en scène la sauve largement de l’indigence de son contenu par une représentation picturale de toute beauté. Et puis il y a cette petite formation baroque de l’orchestre, qui forme le continuo et qui monte sur scène pour jouer en formation chambriste, le clavecin, le théorbe, le violoncelle et la flûte, pour accompagner le chant dans une pénombre aux lumières jaunies qui évoque les tableaux du 18ème siècle. Sublime idée là aussi…
La dernière entrée, les « sauvages » est tout simplement époustouflante (et interprétée avec une fougue que je n’avais jamais entendue à ce point d’excitation contagieuse) et la fameuse danse du calumet de la paix transformée en « battle krump » a remporté de très longues minutes d’ovation (je n’ai pas compté le nombre de spectateurs aux anges qui fredonnaient « forêts paisibles » en sortant après le fin) puis la chaconne que les musiciens de l’orchestre jouent debout dans la fosse tandis que l’ensemble des artistes, danseurs, chanteurs de chœur et solistes, montent sur la scène pour se regrouper sur les quelques marches aménagées en fond de scène pour une photo de famille très signifiante.
L’orchestre a doublé ses effectifs pour la taille de la salle de la Bastille mais sans perdre l’importante « différenciation » de ses instruments, bois, cordes, percussions, cuivres et leur sonorité très spéciale qui retentit très clairement ménageant des nuances phénoménales et jouant de la spatialisation astucieuse que permet le fait de mettre des solistes instrumentaux sur la scène. On peut alors avec surprise constater que l’un dans l’autre, l’acoustique de cette salle, bien utilisée, peut s’avérer très intéressante.
Alarcon dirige l’ensemble des protagonistes avec la fougue qu’on lui connait et il faut bien dire que, si ce n’est pas totalement orthodoxe sur le plan de la tradition française du baroque, c’est sacrément entrainant et enthousiasmant. Alors oui il colore beaucoup, il scande souvent, il ménage de très importants contrastes entre les tableaux et au sein même des tableaux, réveillant souvent une musique parfois trop académique.
Dans son entretien, Alexandre Duhamel me disait qu’il pensant que Rameau aurait adoré et je crois qu’il a raison. 

Les danseurs et les chœurs sont exceptionnels, disons-le et répétons-le. Les premiers parce qu’ils investissent une scène et une œuvre habituée aux frous-frous et aux beaux costumes et que l’on épouse immédiatement cette incursion comme si l’œuvre avait été écrite pour ce type de danse extrêmement gestuelle et souvent spectaculaire. J’ai pensé dès les premières minutes à l’effet « West side story » il y des dizaines d’années quand la chorégraphie, de rue elle aussi, de Jérôme Robbins avait cassé la tradition du « musical » aux USA. Les seconds parce qu'ils chantent et dansent en même temps, avec un égal talent, pour être bien davantage qu'un faire-valoir musical, devenir un acteur à part entière de cette immense réussite.
J’ai lu ici ou là qu’on entendait mal certains chanteurs ou qu’ils devaient forcer la voix pour se faire entendre.
En toute honnêteté, ce n’est pas du tout ce que j’ai vu et entendu, du deuxième balcon de la salle. J’ai au contraire trouvé une grande maitrise du chant et de la gestuelle de la mise en scène par tous et toutes, avec une grande homogénéité de qualité et de beau chant.
Sabine Deviehle dans le triple rôle de Hébé, Phani et Zima, était en très grande forme vocale, timbre délicieusement fruité, aigus aisés et très beau déploiement de talents pour une voix réputée petite mais qui convient parfaitement au romantisme un peu désuet de ses rôles. On adore dès le prologue son « Traversez les plus vastes mers, Volez, volez, Amours, volez, volez! ». J’ai trouvé également Julie Fuchs, voix plus corsée et bien belle ligne de chant, superbe notamment la belle ariette « Papillon inconstant » romantique à souhait, campant successivement Emilie et Fatime, deux personnages assez différents qu’elle rend très crédibles à son tour, tout comme Judie Devos, « amour » rempli de lumière.

Mathias Vidal, de sa voix étonnante de haute-contre, est exactement ce qu’on attend des rôles de Valère et surtout de Tacmas où il est carrément éblouissant tant dans son jeu qui démontre sa fantastique aisance sur scène, que dans son chant clair et magnifiquement projeté. Voix là aussi parfaitement adéquate aux rôles, Alexandre Duhamel nous interprète un Huascar royal, voix forte, timbre riche, autorité et grandeur des sentiments transparaissent dans son magistral hymne au soleil. Son Don Alvar s’impose également très naturellement dans le dernier tableau où il se croise avec bonheur avec Stanislas de Barbeyrac en Damon et Sabine Deviehle en Zima.
Stanislas de Barbeyrac étonne aussi par la puissance de son beau timbre un peu sombre désormais et en contraste parfait avec celui de Mathias Vidal, et par son infini sens des nuances qui, à plusieurs reprises, fait naitre de très fortes émotions.
Un peu en retrait du fait d’un timbre un peu gris, Edwin Crossley-Mercer est bien meilleur en Ali qu’en Osman. Enfin Florian Sempey n’est pas en reste, éclatant de santé vocale et de faconde dans son Adario alors que Bellone ne lui convenait pas parfaitement et n’était pas toujours parfaitement audible. 
Curieusement, alors qu’il m’est arrivé depuis des premiers rangs du parterre, d’avoir une forte impression d’extériorité à la scène qui semblait si loin, là du troisième rang du deuxième balcon, j’ai eu l’impression en permanence de me trouver très près des artistes. L’art de la fusion réussie…

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