Die Frau Ohne Schatten de Richard Strauss, au Théâtre des Champs Elysées : une oeuvre puissante

Die Frau Ohne Schatten

(La femme sans ombre)
Richard Strauss
Livret de Hugo von Hofmannsthal

Lise Lindstrom La Teinturière
Michaela Schuster La Nourrice
Elza van den Heever L’Impératrice
Stephen Gould L’Empereur
Michael Volle Barak
Katrien Baerts La voix du faucon
Bror Magnus Tødenes L’apparition d’un jeune homme
Andreas Conrad Le Bossu
Michael Wilmering Le Borgne
Thomas Oliemans Le Messager de Keikobad
Nathan Berg Le Manchot

Yannick Nézet-Séguin direction
Rotterdams Philharmonisch Orkest
Rotterdam Symphony Chorus
Maîtrise de Radio France direction Sofi Jeannin

Théâtre des Champs Elysées, 17 février 2020, version concert. 
Une fois la fièvre des grandes soirées retombée, il convient de revenir un peu sur la version concert que nous ont donné Yannick Nezet-Seguin, l’orchestre de Rotterdam (et ses chœurs) et les solistes de cet opéra phénoménal de Richard Strauss, celui que je considère comme son meilleur, sans doute le plus abouti dans l’union libre et parfaite avec son librettiste, l’écrivain Hugo von Hofmannsthal. L’œuvre date de 1919, elle est donc contemporaine du foisonnant et inventif « Die Tote Stadt » du jeune Erich Korngold et évoquant l’un et l’autres les thèmes à la mode de psychanalyse qu’ils traduisent dans la composition musicale comme dans la trame de l’histoire, ces deux œuvres représentent fort bien l’inventivité musicale audacieuse de cet entre deux guerres.
Il ne fallut d’ailleurs pas moins de huit années pour que la collaboration fructueuse de ces deux génies produise l’une des œuvres les plus bouleversantes de l’histoire lyrique. La « confrontation » entre deux couples, l’un du monde des dieux, l’autre très terrestre, n’est pas sans évoquer la Flûte enchantée à laquelle les auteurs firent d’ailleurs officiellement référence. L’histoire est foisonnante et complexe dans ses allers et retour d’un monde à l’autre et la musique exprime elle-même cet orage de sentiments violents par sa richesse orchestrale comme par ses morceaux solistes instrumentaux, ses leitmotivs et la part belle donnée aux artistes lyriques, un baryton et une soprano dramatique pour les tenturiers de notre monde, un heldentenor et une soprano plus lyrique (mais quand même qualifiée de « dramatique ») avec des aigus stratosphériques face à un tel orchestre, pour le couple des cieux et une mezzo pour la nourrice un peu sorcière. Cinq voix (et quelques autres) forcément exceptionnelles pour ne pas être submergées par le torrent musical, cinq voix généralement wagnériennes d’ailleurs au moins pour la longueur de souffle et la puissance nécessaire à l’exercice. Et puis c’est une partition qu’on ne peut en aucun cas chanter de manière mécanique, il faut forcément la « vivre », incarner cette impératrice sans ombre toute en délicatesse, qui aspire à cette maternité bien terrestre et qui s’éveille peu à peu à l’amour charnel, cet empereur faucon qui a capturée cette gazelle pour en faire sa femme et risque d’être pétrifié s’il n’engendre pas de descendance, ce teinturier trop humain, Barak, le seul qui mérite un nom, prêt à tout sacrifier pour le bonheur de sa femme, la teinturière, ivre de désir de richesses et de considération.
Je ne suis pas très objective concernant le chef d’œuvre de Strauss car je craque dès que j'entends ce FROSCH comme l’appelait familièrement Strauss lui-même, je suis submergée par l'histoire, les thèmes et la musique.
Ce fut le cas ce lundi soir au Théâtre des Champs Elysées. Dès les premières notes et jusqu'au final particulièrement réussi sans doute parce que tout le monde s'est lâché soulagé d'avoir tenu l'un des exercices vocaux les plus périlleux qui existent à l'opéra.
Pourtant la lecture très calme et très « basse tension » de Yannick Nezet-Seguin lors du très long premier acte, m’avait laissée un peu sur ma faim à l’entracte, même si je comprenais cette « sagesse » par le souci de durer en créant ce climat propice à la montée en puissance qui suivra. Le chef canadien fait partie de ces jeunes surdoués, qui proposent et essayent sans trahir l’œuvre mais en lui donnant davantage de respiration que ce que l’on entend habituellement. Pour avoir entendu récemment dans cette œuvre, la direction de Kiril Petrenko à Munich (la meilleure à mon sens) mais aussi celle de Simone Young à Berlin (où le choix des décibels maximum se fait dès le début), celles de Gergiev et Thielemann à Vienne, assez équilibrées mais en tension permanente, je ne dirai pas que YNS m’a totalement convaincue lors de ce premier acte, mais la suite éclaire sa lecture qui reste intéressante et construite.
Lors de l’acte 2 et surtout de l’acte 3, l’orchestre s’anime réellement, les tempi sont plus serrés, cordes et cuivres (pas toujours exempts d’erreurs…) rivalisent dans cette montée des périls et on retrouve bien davantage ces montées d’adrénalyne qui accompagnent forcément cette musique décapante.
 J’ai trouvé l'ensemble des interprètes tout à fait au bon niveau requis pour me bouleverser, avec une hésitation concernant l'Impératrice d'Elsa Van den Heever qui m'a surprise par son style (et décontenancée par une certaine froideur) puis que j'ai trouvé sublime notamment au dernier acte, les deux précédents préparant finalement cette sorte d'apothéose. La soprano possède une voix sacrément plus corsée que celle de Camilla Nylund ma précédente Kaiserin mais également moins ronde et dotée d’un timbre un peu blanc. 
J'avais déjà entendu Michaela Schusster en Nourrice, avec un orchestre sacrément plus bruyant d'ailleurs, et elle passait tout les décibels tranquillement sans jamais forcer avec cette interprétation un peu sorcière qui est assez géniale. Toujours un plaisir.
Je découvrais la Teinturière de Lise Lindstrom (après Elena Pankratova et Nina Stemme), je trouve qu'elle tient bien la route, timbre un peu métallique mais très belle prestation, très convaincante pour cette soprano qui remplaçait Amber Wagner initialement prévue dans un rôle qu’elle a souvent chanté, son répertoire étant similaire à celui de Nina Stemme.
Michael Volle est génial dans tous les rôles où je l'ai vu (et notamment un mémorable Sachs à l’opéra de Paris) il a toujours cette part d'humanité dans un chant très allemand qui comprend les nuances, la belle prononciation et l'intelligence musicale qu'ont en commun (presque) tous les chanteurs allemands dans les opéras de leur langue.
J'aime beaucoup Stephen Gould, sa prestance, son style, son chant. Il ne déçoit jamais (après Tannhauser et Tristan notamment). C'était le cas encore ce soir malgré une légère baisse de régime dans l’acte 3.
Les autres interprètes, si on excepte La voix du faucon de Katrien Baerts avec un fort vibrato un peu envahissant, tenaient fort bien leurs petits rôles : le jeune ténor Bror Magnus Tødenes en jeune homme, les trois frères envahissants de Barak, Andreas Conrad, Michael Wilmering et Nathan Berg ou encore le baryton Thomas Oliemans (spécialiste du Lied) en messager.

Deux autres « bémol » à cette soirée : l’acoustique assez sèche du théâtre et son exiguité pour des œuvres de cette ampleur qui étouffe un peu les contrastes (et déforme sérieusement la balance quand on est installé de côté), les choeurs étant un peu inaudibles ou fortement réverbérés et l’absence de mise en scène qui malgré les efforts des artistes pour jouer leurs rôles, manque à une telle œuvre.
Mais quelles que soient les légitimes réserves au regard d’autres interprétations de cette œuvre, le plaisir de pouvoir l’entendre encore une fois dans des conditions sinon optimum, au moins excitantes, surpassait tout le reste…

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