Le choc "Written on skin" de George Benjamin à la Philharmonie de Paris

Written on skin

Musique de George Benjamin
Livret de Martin Crimp
Création à Aix en Provence en 2012

Orchestre Philharmonique de Radio France
George Benjamin, direction
Ross Ramgobin, the protector
Georgia Jarman, Agnès
Tim Mead, Angel 1, the boy
Victoria Simmonds, Angel 2, Marie
Nicholas Sharratt, Angel 3, John
Philipp Alexander Marguerre, harmonica de verre
Romina Lischka, viole de gambe
Dan Ayling, mise en espace

Cet opéra contemporain du compositeur Georges Benjamin avait défrayé la chronique en 2012 lors de sa création au festival d'Aix-en-Provence (il s'agissait d'ailleurs d'une commande du festival), remportant un très vif succès dans la mise en scène de Katie Mitchell. Il a été repris depuis sur plusieurs scènes d'opéra (dont le Capitole de Toulouse, l'opéra comique à Paris, le Bayerische Staatsoper à Munich et le Royal Opera House à Londres lequel a édité un DVD).

C'est Martin Crimp qui a écrit le livret à partir d'une vieille légende occitane et il le résume ainsi :  « Un riche propriétaire terrien invite chez lui un artiste chargé de réaliser un livre d'enluminures. Cet ouvrage doit immortaliser en images l'impitoyable exercice de son pouvoir politique et la paisible jouissance que lui procure l'ordre domestique, incarné dans l'humilité et l'obéissance enfantine de sa femme Agnès. Mais la réalisation de ce livre devient un catalyseur propice à la rébellion de l'épouse. Après une première tentative de séduction couronnée de succès, elle exploite sa nouvelle intimité avec l'enlumineur afin d'influencer le contenu même du livre, forçant son mari à la voir telle qu'elle est réellement – et ouvrant ainsi la voie à un ultime et extraordinaire acte de provocation. »
Quand Bernard Foccroule passe cette commande à Georges Benjamin pour son festival d' Aix-en-provence, le compositeur britannique n'a écrit qu'un seul opéra "Into the Little Hill(2006). Depuis il a également composé l'étonnant "Lessons in Love and Violence" (2018), toujours avec le même librettiste, et avec toujours autant de talent. Il est l'un des compositeurs contemporains les plus faciles d'accès.


Soirée du 14 février à la Philharmonie de Paris
C’est toujours un événement de pouvoir voir et entendre un opéra dirigé par son créateur et j’imagine que pour l’orchestre et les solistes, c’est également une expérience irremplaçable, une sorte de « direct » assez fascinant qui emporte toujours l’adhésion tant l’alchimie qui s’opère alors, se transmet intacte et fascinante, au public.
C’est d’autant plus vrai qu’il s’agit alors des spectateurs habitués de la Philharmonie de Paris et singulièrement des œuvres contemporaines qu’elle propose régulièrement, et de l’excellent orchestre philharmonique de Radio France, lui aussi coutumier des audaces de style.
L’ovation qui a suivi les dernières notes de l’un des opéras contemporains les plus intelligents de ces dernières années, valait récompense ultime pour le compositeur et chef George Benjamin, fêté pour le renouveau musical et scénique qu’il apporte à l’art lyrique avec ses œuvres.
« Written on skin » est un opéra d’une extrême violence dont le final est d’une cruauté terrifiante. Cette violence est exprimée essentiellement par la musique : celle de l’orchestration où dominent très largement cuivres et percussions, celle du chant où l’amplitude des écarts de note exigée représente les passions désordonnées et tragique des personnages, celle des ruptures brutales de volume et de style quand sont ménagées ces purs moments de bonheur et de calme avec la harpe, l’harmonica de verre et même la viole de gambe. Le tout est parfaitement dosé, c’est l’une des immenses forces de cet opéra : jamais l’orchestre ne couvre les chanteurs malgré le déploiement de décibels, il entoure leur chant pour le valoriser et leur permet de déployer sans risque de sortir dans leur zone de confort, leurs tessitures volontairement très différenciées : contre-ténor, soprano, baryton, ténor, mezzo.
Si la musique épouse l’histoire dramatique, les paroles au contraire gardent en permanence la distance du « récit ». Le livret de Martin Crimp est un modèle du genre dont l’écriture obsède longtemps après la fin de la représentation. Un peu comme si les personnages étaient déjà tous morts et qu’ils renouaient le fil dramatique des événements en le racontant. Ils décrivent ce qu’ils font et leurs phrases commencent par « Il dit » ou « elle dit ». Discours indirect étrange et envoûtant qui nous transporte dans un monde irréel : sommes-nous revenus au moyen-âge qui vit naitre cette légende occitane dont s’inspire l’histoire ? Ou dans le monde des anges ? Passé, présent ou avenir ? Double présence et ambiguité permanente.
La mise en espace proposée par Dan Ayling, sur la scène de la Philharmonie ne remplace pas la mise en scène qui manque un peu, mais elle supplée très avantageusement au côté parfois très artificiel de la simple version concert. Car cette œuvre est un opéra et un opéra comporte du théâtre.
Nos artistes ont tous déjà joué ces rôles sur scène, tout comme d’ailleurs, il ont pu interpréter des rôles dans l’autre célèbre opéra de Benjamin, Lessons in love and violence. Ils connaissent les complexités de la partition, le style que Benjamin attend d’eux, les personnages qu’ils doivent camper et ils nous emmènent avec eux.
Et côté excellence vocale et scénique, nous étions comblés hier soir.
Barbara Hannigan avait créé le rôle et Benjamin avait beaucoup travaillé avec elle la composition de son rôle en Agnès (la seule qui porte un nom), jouant sur la flexibilité extrême de sa voix, capable de superbes distorsions sans jamais paraitre criarde. L’ayant entendue dans cette salle de la phiharmonie qui ne favorise pas les voix, je doutais un peu qu’elle puisse s’y épanouir comme à Aix. Des problèmes personnels l’ont conduite à se retirer. Son remplacement par la soprano Georgia Jarman, que j’avais beaucoup apprécié dans « Lessons in love and violence » à Hambourg l’an dernier, s’est révélé un excellent choix. Son timbre est très brillant et remplit sans difficulté la salle, elle possède parfaitement la « musique » de Benjamin et nous a éblouis hier soir par la beauté de ses aigus, la solidité de son medium, et la facilité des acrobaties vocales qui les rendaient particulièrement harmonieuses.
Le contre-ténor Tim Mead, ange et boy, est un bonheur pour les oreilles lui aussi. Sa vois éthérée mais sonore, semble toujours venir d’ailleurs et c’est ce timbre suave et obsédant qui a lui seul, traduit magnifiquement le pouvoir de séduction du personnage. Les duos avec Jarman sont d’ailleurs des moments de pur rêve où l’on s’évade très loin des réalités dans une musique qui garde sa part de magie et de mystère.
Le baryton Ross Ramgobin (the protector) est l’homme, le maitre, le dominant. Beau timbre là aussi, empreint de toute l’autorité nécessaire, presque défaillant quand la colère le submerge, graves et aigus également impressionnants (sa partie monte très haut pour un baryton), il domine parfaitement son rôle.
Victoria Simmonds et Nicholas Sharratt complètent une très heureuse distribution.
Orchestre sublimé, chef dirigeant son œuvre, interprètes de haut vol, œuvre rare et étonnante, on ressort de tout cela sous le choc !

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