Itinéraire d'un jeune ténor : entretien avec Yoann Le Lan, février 2023

Yoann Le Lan

Entretien avec le ténor Yoann Le Lan

Nous avons rencontré le ténor Yoann Le Lan, en février 2023, une petite semaine après l'avoir remarqué sur scène en Gilbert, dans la trop rare version française de Lucie de Lamermoor de Gaetano Donizetti, celle-là même qui faisait rêver Madame Bovary. Il a accepté de nous donner, sa toute première interview et nous avons passé plus d'une heure à évoquer bien des sujets pour un entretien passionnant. Les joies, les passions, les espoirs, les peurs aussi, d'un jeune artiste lyrique bien de son temps.

 

Propos recueillis par Hélène Adam, le 11 février 2023 pour le site ODB. Cet entretien se trouve désormais sur ce blog.

 

 

 Photo Joelle Faure

 

 

Bonjour Yoann Le Lan. Vous êtes un très jeune ténor que nous sommes quelques-uns à avoir découvert lors de l’une ou l’autre représentation de la version française de Lucie di Lamermoor de Donizetti, la semaine dernière à l’Opéra de Tours. Nous y reviendrons bien sûr, car vous m’avez impressionnée, tout comme les autres spectateurs de notre forum présents. Mais tout d’abord commençons par le début : comment vous est venue l'idée de devenir chanteur d'opéra ? Avez-vous une autre formation musicale (instrument par exemple, ou chorale) ?

Je viens d’une famille d’ingénieurs, seul mon père avait la composition pour plaisir, mais sur un synthétiseur, sans rapport avec l’écriture dite classique. Il avait cependant un solide bagage harmonique qu’il mettait au service d’une esthétique un peu new-age, dans le style de Jean-Michel Jarre. Enfant, de mes 5 à 10 ans, j’ai chanté dans une chorale, ce qui a sans doute contribué à la formation de mon oreille, et planté une graine qui a ensuite mis quelques années à germer.

Il y a une adorable video sur internet où l’on me voit chanter trois fois « s’il-te-plait, chante moi une chanson ! » dans une pièce pour chœur d’enfants et orchestre de trombone !, ma première représentation en tant que soliste finalement !

Puis la musique est passée en arrière-plan dans ma vie. J’ai suivi par la suite, un cursus scolaire traditionnel, scientifique, avec bac S spécialité maths et une année de math-sup que j’ai validée.

Et puis, un jour, j’ai réalisé devant un immense tableau rempli d’équations et de formules mathématiques que ce n’était pas ma voie, je m’en souviendrai toujours.

 

Et toujours pas de musique ?

Je reviens un tout petit peu en arrière avec une première expérience instrumentale à 15 ans avec le saxophone, instrument qui ne m’a absolument pas plu. Ensuite j’ai abordé vraiment par hasard la clarinette et là, à l’inverse, cela fonctionnait beaucoup mieux, à tel point que je parcourus tout le cursus de formation en accéléré -chaque cycle en un an au lieu des deux requis- et j’intégrai un Conservatoire à rayonnement Régional -CRR- après nombre d’avis positifs et d’encouragements.

Le chant est arrivé en quelque sorte par « erreur ». J’avais fait un stage de direction de chœur un été, j’avais à cette époque des velléités de direction -toutes disparues aujourd’hui d’ailleurs-, durant lequel j’avais reçu une heure de cours de chant avec Agnès Brosset. Elle décela en moi des capacité, un potentiel. J’oubliai tout cela très rapidement, j’étais alors exclusivement concentré sur la préparation du concours d’entrée en clarinette de la rentrée suivante. C’est suite à un malentendu avec l’administration concernant le règlement intérieur du concours que je me suis retrouvé, après un été de travail acharné, ne pas pouvoir présenter l’examen d’entrée pour cet instrument ! Il fallait que je trouve autre chose dans l’urgence et je décidai alors de me présenter en chant, seule possibilité qui s’offrait à moi dans ce court laps de temps. Et je fus accepté… !

 

Et vous vous rappelez ce que vous avez chanté ?

Oui je crois que c’était « le Colibri » de Chausson, vous savez Le vert colibri, le roi des collines/Voyant la rosée et le soleil clair ! (il chantonne en même temps). Finalement la direction du CRR m’a autorisé à concourir également en clarinette, reconnaissant la possible confusion. Je fus également reçu, et commençai un double cursus chant-clarinette.

 

C’était donc l’année qui suivait votre année de math sup ?

Absolument, j’avais 18 ans. J’avais alors beaucoup de mal avec la clarinette, je n’étais pas très bon, ou plutôt, c’était un combat permanent avec l’instrument, il me fallait le double, voire le triple du travail pour arriver au résultat que je visais. Cette situation contrastait beaucoup avec mes débuts sans obstacles, mais le niveau d’exigence était infiniment plus élevé, et je payais le prix d’un parcours commencé sur le tard. C’est ma rencontre avec Claire Vergnory au CRR de Rueil-Malmaison qui a tout changé. Elle a cru en moi à un moment où personne ne le faisait -moi inclus ! - elle m’a accompagné vers mon objectif - obtenir mon Diplôme d’Études Musicales - avec une patience infinie, sans me lâcher. J'ai pourtant conscience d’être un élève difficile à former pour un enseignant. C’est elle qui m’a fait comprendre ce que travailler veut dire. Elle m’a permis d’avoir mon DEM avec la meilleure mention. Je l’affirme, il s’agit de l’accomplissement - aussi modeste soit-il - dont je suis de loin le plus fier de ma vie. Et cette professeure est la personne pour laquelle j’ai le plus de reconnaissance au monde !

 

Et le chant ?

J’ai ensuite arrêté la clarinette pour me consacrer au chant. Le destin a rapidement placé une professeure et un agent sur ma route. Mariam Sarkissian m’accompagne depuis 2017 dans la construction de mon instrument vocal. Je lui dois énormément. Puis mon agent actuel Nicolas Grienenberger, qui à son tour a cru en moi moi et m’a permis de « mettre le doigt dans l’engrenage », ce qui est fondamental dans ce métier. Il faut rentrer dans le système : si une maison d’opéra vous a fait confiance, une autre suivra et ainsi de suite. Nous cheminons toujours ensemble aujourd’hui avec Mariam et Nicolas !

 

Tous les artistes qui ont réussi racontent les rencontres décisives qui leur ont permis de percer et de faire carrière, des directeurs de maisons d’opéra, d’autres artistes aussi…

En effet, c’est bien comme cela que ça se passe, en tout cas c’est un facteur décisif. Il faut bien sûr une bonne technique et de vraies qualités pour réussir mais j’en connais beaucoup qui ont mille fois ces atouts et ne parviennent pas à faire carrière, faute d’avoir eu la chance de faire la bonne rencontre au bon moment. C’est très injuste.

 

Revenons sur vos premiers rôles…

Mes premiers rôles sur scène sont arrivés dans le cadre de ma formation. En effet, j’ai eu la chance d’étudier dans un CRR où j’ai pu prendre part à de vraies « représentations » en salle, souvent avec orchestre.

C’est très rare, et la plupart des artistes lyriques en formation n’ont quasiment jamais cette possibilité, qui est la seule qui permette de « faire jaillir » correctement sa voix en « situation réelle ».

Il faut savoir que, comme chanteur en cours de formation, nous travaillons le plus souvent dans des salles de quelques mètres carrés, au mieux avec un piano, où la voix ne peut pas s’épanouir. On nous reproche souvent de chanter trop fort au conservatoire, alors qu’il s’agit pour nous au contraire de nous exercer à chanter timbré pour passer dans les grandes salles avec orchestre !

C’est Valérie Chevalier, directrice de l’Opéra de Montpellier qui m’a confié mon premier véritable rôle dans un opéra national. C’était Félix « le grand frère », dans le Poil de Carotte du compositeur contemporain Reinhardt Wagner, qui était alors mis en scène par Zabou Breitman. C’était en décembre 2019 et c’était une excellente expérience. Montpellier occupe depuis lors, une place toute spécifique dans mon cœur, surtout suite à cette confiance sans cesse renouvelée de leur part.

 

Les rôles cités dans le « répertoire » de votre site officiel avant cette date, ont donc été donnés dans un autre cadre qu’une scène nationale d’opéra.

En effet, ils furent tous d’excellentes et instructives expérience lors d’Académies, ou de concerts particuliers. Ce n’est cependant pas aussi formateur que de se confronter aux « grandes » scènes.

 

Parlez-nous de Poil de Carotte ?

C’est un opéra contemporain, le compositeur Reinhardt Wagner est toujours en activité, mais ce n’est pas pour autant une musique compliquée ! L’œuvre a l’immense qualité, pour moi, de présenter deux niveaux de lecture, l’une pour les enfants -une histoire pleine de rebondissements, de l’humour, des décors variés, de belles et simples mélodies… L’air de la Trompette me fait encore venir les larmes aux yeux systématiquement- et l’autre pour les adultes, qui est beaucoup plus dramatique. Les thèmes de la maltraitance infantile et du suicide sont abordés. Et puis la géniale Zabou Breitman signait la mise en scène ! C’est un excellent premier souvenir.

 

Et puis Macbeth et Verdi ?

A ce moment-là en effet, j’ai reçu un superbe engagement, celui de Malcolm dans le Macbeth de Verdi, à l’Opéra de Dijon. Du classique cette fois, un grand orchestre et une vraie confrontation de ma voix et de mon jeu scénique avec la réalité du monde opératique. Il m’a fallu être crédible face à des chanteurs qui avaient quinze ans à vingt ans d’expérience de plus que moi ! Et le grand orchestre verdien… J’avais 23 ans à l’époque, ce qui est jeune pour aborder un tel rôle.

 

Et puis intervient la période COVID alors que vous vous lancez sur scène…

Oui tout à fait. Le COVID a coupé cet élan abruptement.

Je m’étais préparé pour la date initiale de ce Macbeth, qui a été reportée du fait du virus et de la fermeture des salles. Mon premier réflexe fut de maudire le sort, mais à la réflexion… J’en ai profité pour travailler en dehors de toute pression, approfondir ce rôle et d’autres à venir.

Finalement, cette période m’a donné le temps de mûrir. Je devais chanter Malcolm à 23 ans, et je l’ai finalement chanté à 25. A la date initiale, j’étais bien sûr prêt, sans problème, mais je me rends compte rétrospectivement que j’étais bien plus à l’aise et sûr de moi avec deux ans de plus. Il faut se souvenir que j’avais commencé le chant un peu plus de 5 ans auparavant !

En revanche, je reste profondément inquiet des conséquences dramatiques et délétères pour beaucoup de maisons d’opéra, de cette pandémie. Ce qu’on voit aujourd’hui avec des représentations annulées à Montpellier, Tours, Rouen, Nancy, la tournée de l’orchestre de Paris également supprimée, prouve que l’hémorragie est bien présente et concerne tout le monde. On entre dans une période très compliquée pour l’opéra en France. J’espère qu’elle ne sera pas trop longue et lourde de conséquences. Cela ne m’empêche pas de continuer mon chemin avec détermination.

On peut également noter des baisses de revenus considérables pour les chanteurs, solistes ou choristes. Pour des rôles identiques, dans les mêmes maisons d’opéra on peut voir des cachets deux à trois fois moins importants proposés aux artistes actuels, par rapport à la période de l’avant COVID.

 

Vous avez la foi malgré tout, cela s’entend !

Oui. Je me suis, bien sûr, posé la question : « pourquoi fais-je ce métier ? » La réponse est de l’ordre du vital. Je peux, au travers mon chant, exprimer des choses que je ne pourrais pas exprimer autrement et qui libèrent une force très concentrée en moi, comme un ressort comprimé qui n’aurait qu’une envie, bondir ! Le chant m’exalte, me procure un plaisir physique et psychologique, je dirais même « spirituel ». Le plus difficile pour moi est d’avoir le courage de remettre chaque jour l’instrument sur l’ouvrage, face à la difficulté et à la complexité de trouver certains mécanismes vocaux. En soi la technique du chant n’est pas forcément la plus difficile par rapport à certains instruments, mais notre instrument c’est nous ! Tout passe par notre perception de nous-même, par des images mentales impalpables. Pour la clarinette, s’il y a un problème de note qui sort mal ou de fausse note, on peut blâmer l’anche usée ou l’hydrométrie, ou on exerce nos doigts pour trouver l’agilité et « vaincre » les mesures les plus difficiles. Il s’agit d’un instrument qui nous reste extérieur malgré tout. Pour le chant, si vous craquez une note, c’est VOUS qui l’avez raté, votre propre corps, votre gorge n’ont pas fonctionné correctement, vous n’avez pas imaginé le bon geste. C’est la responsabilité de votre corps et de votre pensée. On dit que les chanteurs ont un ego fragile et souvent hypertrophié, mais il faut comprendre aussi le poids de notre propre responsabilité sur nos performances. Et chaque critique ou échec peut nous atteindre très directement et profondément sans un travail de « protection » adéquat.

 

Peut-on considérer que c’est encore plus vrai pour un ténor ?

C’est une tessiture difficile je pense, une voix à part. Les aigus ne sont par essence pas naturels. Il faut donc s’exercer longtemps -trop longtemps !- pour les trouver et les aborder sereinement. A partir du sol dièse, la, si bémol, si bécarre et le fameux contre-ut, tous ces aigus sont le résultat d’un travail acharné. ll faut trouver la clé. Cela apparait peu à peu, mais quel travail… Je crois me souvenir qu’Alagna disait qu’être ténor, c’est sans cesse se remobiliser pour chaque phrase, chaque aigu à produire. Peut-être qu’être baryton est plus parfois plus « naturel », « confortable ».

Cela dit, c’est une tessiture formidable en ce sens qu’elle offre souvent parmi les plus beaux rôles à l’opéra, les plus excitants ! Il me reste tant à découvrir, sans jamais brûler les étapes. De nombreux rôles ne sont de toute façon pas encore pour moi, question de maturité et d’expérience. Je ne m’angoisse pas tellement de ces considérations cela dit. Une citation de E. Ferrari pose l’un des fondement de mon approche de l’existence : « Ce qui arrive et ce qui n’arrive pas. S’il fallait s’en soucier, c’est que nous ne serions pas vraiment ivres d’être. »

 

 

Revenons aux rôles qui vous ont marqué par la suite ?

Gilbert dans Lucie di Lamermoor bien sûr. C’est un rôle plus étoffé que d’autres, plus courts, que j’avais déjà interprétés. J’ai enfin eu le temps de développer un personnage, contrairement à Spoletta par exemple -Tosca à Montpellier en mai 2022- ou au Grand Prêtre de Neptune dans Idoménéo -mars 2022 à l’opéra d’Avignon- qui sont des rôles brefs mais intenses. Et pour moi, avoir le temps de donner du sens à un personnage, c’est autrement intéressant et constructif. Oui, c’est un rôle qui m’a beaucoup marqué.

 

C’est aussi un rôle où vous avez été remarqué ! Quelques mots sur ce Gilbert qui n’existe que dans cette Lucie en français et donne à la solitude de Lucie, seule femme de la représentation, un caractère plus implacable et poignant.

Je suis un habitué des rôles de méchants, à l’inverse de beaucoup de ténors qui abordent plutôt des emplois de personnages sympathiques ou amoureux. J’essaye d’arriver assez vierge, sans idée préconçue, pour être ouvert à la mise en scène que l’on me proposera, et à mes partenaires. Ici, la magie a opéré avec la rencontre de Florian Sempey. Je me suis nourri de son jeu et son chant -ou plutôt, son jeu et son chant se sont emparés de moi !- et mon personnage a pris une épaisseur inattendue, tandis que quelque chose de beaucoup plus noble dans la voix s’est installé chez moi. Je voulais au départ rendre le personnage plus acide, plus grinçant, mais Florian était si altier que j’ai voulu lui donner la réplique sur le même ton, dans le même style. C’est un artiste d’une immense générosité, qui m’a fait partager ses idées et son talent sans retenue. Une rencontre assez unique je dois dire. J’ai tout de même essayé d’embrasser cette part de méchanceté qui est au fond de nous tous et que nous réprimons pour des raisons sociales, ou d’éducation. Et finalement cela fait du bien de pouvoir l’exprimer sur scène ! Je voulais que Gilbert se complaise dans le chaos qu’il engendre, qu’il jouisse de la rivalité d’Edgar et d’Ashton dans leur duo, qu’il se délecte de l’expression de Lucie quand cette dernière réalise sa trahison. Cependant, un personnage monolithique n’aurait pas été intéressant, j’ai ajouté une pointe de remord à la fin, quand Lucie exprime toute sa folie.

 

Vous aimez donc le côté théâtre de l’opéra ?

La musique, et en particulier la voix, est une des choses qui m’émeut le plus au monde, j’ai parfois l’impression que je pourrais mourir en écoutant certaines œuvres. Mais je veux servir aussi un texte. J’ai un peu de mal avec les livrets «faibles ». J’aime surtout les opéras denses, au livret riche et profond. Bien sûr, ces derniers sont encore inchantables pour moi. Ceux de Wagner par exemple, Strauss ou Saint-Saens. Ce qui ne m’empêche pas de chanter ces airs régulièrement, pour mon plaisir ! Je n’aime pas les rôles de ténor jeune premier, amoureux, un peu superficiel même si je sais qu’il me faudra les chanter. J’essaierai alors de trouver une richesse et un enseignement dans ce qui me repousse, c’est une chose que j’essaye d’appliquer à tous les niveaux. Mais je préfère de loin les rôles de ténor complexes, torturés, piégés dans des engrenages et des forces qui les dépassent.

 

A quels rôles rêvez-vous ?

Mes préférences se tournent malheureusement vers des partitions qui exigent une maturité dont je suis très loin aujourd’hui. Je pense d’abord à Wagner, mon absolu. Il y a toute sorte de rôles de ténors dans son univers, mais je suis bien trop jeune pour le moment. Mais j’ai envie quand même de vous répondre : Tristan, ou Parsifal ! Mais aussi Walter - de Tannhäuser - et puis pourquoi pas Mime, qui est un personnage passionnant. Bref, il y a des tas de possibilités pour un ténor dans Wagner. Mais évidemment je ne peux pas y toucher aujourd’hui et je ne sais pas si je pourrai un jour. Je ne suis généralement pas très objectif sur moi-même et je laisse mon agent, ma professeure et un cercle très restreint de collègues me guider et me conseiller. Ils m’encouragent en général au-delà de ce que je pense possible pour moi. Et si je peux, je chanterai un jour tous ces rôles, peu importe le temps qu’il faudra patienter ! Pour commencer avec Wagner, de manière plus réaliste, je me dis : pourquoi pas le Steuermann. Je rêve de faire ce rôle du Fliegende Hollander !

Sinon, je citerai le rôle Samson, l’exaltation face au divin, les belles pages écrites dans cette œuvre magnifique d’un bout à l’autre. J’aimerais profondément lui prêter ma voix. Mario Caravadossi aussi, pour son implication politique et son écriture vocale qui me parle. Don José, à cause de sa violence et de son ambiguïtés ! Et là aussi, quelle œuvre… Carmen me sidère à chaque écoute. Faust, pour la beauté de ses lignes.

Mais rien de tout cela n’aura de réalité avant un moment. Il faut toujours aller plus lentement que ce qu’on désire pour tenir dans la durée, cela, c’est Florian Sempey qui me l’a glissé à l’oreille, et je m’en souviendrai.

Mais revenons au présent ! Je devrais reprendre, avec grand plaisir, Gilbert à Québec dans la Lucie que vous avez vu à Tours.

 

Et vous pensez aussi à Edgard dans la même œuvre ?

Oui je le considère comme l’un de mes rôles futurs possibles. Je l’ai chanté en loge durant les représentations, je profite toujours de mes expériences professionnelles pour apprendre les rôle de premier plan, c’est une grande partie du travail réalisée pour la suite. (il chantonne quelques phrases brillamment). Aujourd’hui, je me sens plus à l’aise dans ces pages de Donizetti que dans le Tamino de Mozart par exemple. Pourquoi ? Parce que l’écriture d’Edgard dans ce rôle c’est « medium-medium-aigu, medium-medium-aigu » alors que Mozart c’est plutôt « aigu-aigu-aigu-medium ». Donc on a une assise « perchée » pour Tamino sans possibilité de redescendre pour reprendre des forces. Le centre de gravité vocal de ces rôles est vraiment très différent. Je trouve donc personnellement Mozart plus difficile que Donizetti. Mais cela dépend des chanteurs bien entendu.

 

Et vous songez au Lied ?

J’adore l’allemand ! Quand je chante Wagner en privé, je me sens très à l’aise, comme dans le Lied. Quelque chose de physique se passe, c’est assez inexplicable. Mon corps aime ça. J’aime beaucoup interpréter le Schmerzen de Wagner - Wesendonck Lieder -, ou bien le célèbre « Amfortas, Die Wunde » dans Parsifal. Je m’essaye aussi au Winterreise de Schubert. Je souhaiterais d’ailleurs faire un récital de Lieder. Cela m’effraie un peu, de devoir chanter une heure devant un public, il faut de sacrées épaules ! Il s’agit néanmoins d’un projet qui me tente vraiment. J’aime beaucoup la poésie, les tournures qu’elle utilise, la richesse des figures de style, je trouve la poésie fondamentale. Je ne peux que conseiller la lecture de La Poésie sauvera le Monde, de Jean-Pierre Siméon !

 

Si je comprends bien vous chantez en allemand, italien, français, c’est déjà un bel atout pour un artiste débutant

Oui et j’apprécie énormément l’allemand dans l’art lyrique, je trouve les textes de Wagner en particulier - oui j’ai bien conscience de mon obsession pour ce compositeur ! - fascinants à découvrir et à interpréter. Et en russe aussi, j’ai la chance d’avoir une professeure parlant couramment cette langue, et j’aime énormément chanter les deux airs de Lenski.

 

Il faut dire que dans un récital d’airs d’opéra, le « Kouda, kouda » a toujours beaucoup de succès !

Et la maitrise du solfège, pas de problème malgré le fait que vous avez aborder la musique assez tard ?

J’ai été mauvais élève pendant longtemps, probablement par désintérêt. Et puis c’est venu avec la pratique de la clarinette et aujourd’hui je n’ai aucun problème, je déchiffre rapidement n’importe quelle partition. Je suis d’ailleurs étonné de ne pas avoir saisi certaines choses plus vites, en particulier la partie analyse, si logique et mathématique.

 

J'aime bien poser cette question aux chanteurs mais vous n'êtes pas obligé de répondre ! Pouvez-vous me citer votre plus mauvais souvenir de votre carrière ?

J’ai l’anecdote parfaite pour cette question, même si je citerai tout cela sans entrer dans les détails ! C’était en plein générale piano dans une grande maison, face à la direction, toutes les équipes administratives et artistiques. Le rôle principal a interrompu la répétition à une minute de la fin en se tournant vers moi pour m’accuser devant tout le monde de commettre une faute de rythme. J’étais en effet dans l’erreur (une demi croche de décalage sur une réplique très courte !) depuis le début des répétitions, sans que l’on ne m’ait jamais rien dit. Je ne m’en étais donc pas aperçu. Cette personne était simplement profondément stressée pour plein de raisons, et a déchargé tout cela sur moi au mauvais moment. Cela m’a profondément humilié même si tout le monde a pris ma défense, considérant que ce n’était absolument pas correct. Cette personne s’est d’ailleurs excusée par la suite avec une grosse boite de chocolat !

 

Et vos meilleurs souvenirs, les rencontres qui vous ont marquées ?

Je citerais ma rencontre avec Angelo Smimmo, un assistant metteur en scène sur Aida où je chantais le Messager. Il a immédiatement identifié chez moi cette propension à être trop sage, trop poli, trop « bien élevé ». Il m’a dit : « rentre chez toi, passe un pantalon et une chemise qui ne risquent rien ». Pendant quinze minutes, il m’a fait me frotter par terre, dans la poussière, ramper, pousser des grognements, « revenir à l’animal » comme il disait, pour que je me reconnecte à mon corps, à toutes ces choses si profondément refoulées. Cela nous a tellement plu qu’il a proposé une modification de la mise en scène pour utiliser ce travail brut, et me permettre d’exprimer cette image : le messager d’Aida se trouvait dès le début de l’opéra en avant scène, inerte et ensanglanté, laissé pour mort sur un champ de bataille. Il se réveille soudainement après plusieurs dizaines de minutes, dans une grande convulsion, comme un retour à la vie. Il rampe, s’accroche à ce qui se trouve à sa portée, hurle son message au monde et s’extirpe lentement de cet environnement frénétique. C’était vraiment merveilleux à interpréter. Je remercie Angelo pour ce travail magnifique, d’avoir fabriqué une étoile filante avec la matière sombre que j’avais en moi.

Je citerai ensuite mes rencontres avec les deux barytons Jérôme Boutillier et Florian Sempey, deux grandes personnalités généreuses et complexes, qui m’ont beaucoup appris, et avec lesquelles j’ai beaucoup partagé. Jérôme est un homme fascinant, intéressant, empreint de gentillesse et de bienveillance. Et à Tours, Florian m’a transmis tant de choses ! Nous sommes devenus grands amis, d’où, je crois, notre complicité réelle sur scène. Un vrai cas où l’addition de deux unités donne quelque chose de plus grand !

 

Cela saute aux yeux et vous l’exprimez très bien tous les deux.

Seul le public peut en juger, mais vous avez du charisme sur scène et c’est l’une des qualités (la présence) qui fait que l’on vous remarque.

Je ne suis tout simplement plus moi-même quand je suis sur scène. Sortir de mon personnage ne me viendrait pas à l’esprit. Le chant devient alors presque secondaire, quand on maîtrise son rôle, et le reste devient très important.

J’ai trouvé qu’à la première de Lucie, nous étions en état de grâce, un état difficile à décrire… Nous étions dans le moment présent, dans le jeu et l’interaction pure, en confiance totale avec notre instrument. Florian a ressenti la même chose ! Et un peu moins pour la dernière, mais les deuxièmes sont toujours glissantes…

 

Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance pour la suite, cher Yoann, et à vous remercier de nous avoir accordé votre première interview !


https://www.yoann-lelan.fr


Actualisation de son agenda

13, 15,17,19 et 21 décembre 2023, Fantasio, Offenbach

Max

Opéra Comique de Paris

21, 24, 26 et 28 octobre 2023, Lucie de Lammermoor

Gilbert

Opéra de Québec, Canada

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