Les mélodies de Rita Strohl : une découverte majeure !

Rita Strohl : « Une compositrice de la démesure »




Volume 1 : musique vocale

Deux CD de la Boite à pépites (recording Women composers)

Octobre 2023.

 

 

Après avoir consacré trois albums à la compositrice Charlotte Sohy en 2022, le label « la Boite à pépite » publie cette semaine le premier volume d’une autre monographie, celle de Rita Strohl, consacré à sa musique vocale et qui constitue un véritable joyau à découvrir d’urgence !

 

Bretonne et surdouée, fantaisiste et indépendante

Bretonne de naissance, Rita Strohl a commencé à composer en 1884, à l’âge de vingt ans. Et aucun genre, aucun répertoire ne la rebutait. Elle était entrée au conservatoire de Paris à 13 ans, sous l’influence d’une mère artiste. Un talent précoce de musicienne ne l’empêchait pas d’être très critique à l’égard d’un enseignement musical qu’elle jugeait trop rigide. Elle préfère composer plutôt que d’assister aux cours, et se passionne en revanche, pour l’étude de l’harmonie, de la fugue et du contrepoint qu’elle découvre en dehors du Conservatoire.

La composition de mélodies qui sont l’objet de ce double CD édité par la Boite à Pépites dans le cadre de la collection « Women composers », commence dès la fin des années 1890 et participe très largement de sa notoriété tant elles sont appréciées. Le livret très joliment illustré souligne ainsi le compliment du journal la Nation en 1903 « Madame Strohl est une compositrice géniale, qui excelle surtout dans l’adaptation musicale des plus jolis poèmes ».

Même si Rita Strohl, « compositrice de la démesure », a réalisé également bien d’autres opus, parmi lesquels des œuvres de musique de chambre, des symphonies, et même des opéras, c’est incontestablement son art de la mélodie qui a retenu l’attention et fait l’objet d’une véritable réhabilitation de nos jours. Il faut dire que l’on découvre avec émerveillement ces petits bijoux, courtes pièces insérés dans des cycles à la liberté harmonique excitante, où l’on ressent la chaleur, la luminosité, l’éveil des sens et même l’excitation ou la peur exprimés par le texte littéraire. L’omniprésence du piano dont les gammes sont trillées, filées, arpégées dans un renouvellement permanente, est partie prenante de la conception de Rita Strohl. La voix et le piano se répondent, se complètent sans cesse.

L’enregistrement commence par les douze chants de Bilitis, écrits par Pierre Louÿs en 1894. Claude Debussy avait mis en musique en 1897 le cycle de trois chansons. Mais comme elle le note elle-même, « du fond de ma vieille Bretagne, ces chansons ignoraient tout du Debussy naissant ». 

C’est le label Hortus qui publie en 2022 pour la première fois, ce magnifique cycle, avec Marianne Croux, soprano, et Anne Bertin-Hugault au piano. 

Dans le cadre d’un concert intitulé « Une histoire de la musique au féminin », le théâtre des Champs Elysées propose à son tour en mars 2022, quelques-unes de ces mélodies, extraites du Bilitis de Louÿs mais aussi des poésies de Baudelaire, déjà interprétées respectivement par Elsa Dreisig et Stéphane Degout.

En réunissant cette fois, non seulement les douze chants de Bilitis, mais également les autres compositions de mélodies de Rita Strohl, celles de Baudelaire déjà citées, des poésies de Sophie de Courpon, de Paul Verlaine, Théophile Gauthier, Georges Rodenbach, le label rend un hommage novateur et bienvenu à Rita Strohl, née Aimée Marie Marguerite Mercédès Larousse La Villette.

 

Le Bilitis romantique et sensuel d’Elsa Dreisig

Les douze chants sur des poèmes de Pierre Louÿs ont été créés en 1898 par Jane Bathori, cette mezzo-soprano qui permit de mettre en lumière la musique française d’avant-garde de l’époque, Fauré, Debussy, Ravel et… Rita Strohl. Plus tard elle sera étroitement associée au Groupe des Six.

Rita Strohl propose des mélodies suaves aux longs rubatos, associés à des aigus plus percutants et longuement tenus, qui donne à chaque petite pièce une allure de petit récit tandis que le piano, à la partition riche, épouse littéralement les paroles.

Bucoliques pour ce Lykas dont Elsa Dreisig sculpte chaque vers avec délice « Oh Lykas, donne nous du lait, voici les figues de nos figuiers ».

Le piano de Romain Louveau se fait plus sautillant sur la Partie d’osselets qui suit qu’il introduit de quelques mesures virtuoses qui évoque ce jeu d’enfants dont Elsa Dreisig dont Elsa Dreisig chante ensuite le récit d’« une partie célèbre » de jeunes filles dont l’enjeu était « l’amant disputé ». Précipitant les notes, illustrant musicalement la fièvre d’une partie très haute en couleurs, Rita Strohl termine par quelques mesures presque langoureuses, amicales et douces « Nous le laisserons choisir entre nous ». Elsa Dreisig adopte parfaitement le ton de la jeune fille prise au jeu puis préférant sauver son amitié. Le caractère juvénile de ce timbre très légèrement acidulé que nous aimons tant, est absolument parfait dans cette chanson comme dans la mélancolique suivante La quenouille où elle dialogue avec l’instrument pour lui raconter sa peine et son désir de cet homme « plus pauvre » qu’elle, qui « lui fera passer le seuil ».

La partition de piano confirme sa modernité avec La flûte de pan que son jeune amant lui a taillé dans un « roseau », admirable mélodie chantée doucement, qui se termine dans cette douce ironie « ma mère ne croira jamais que je suis restée si longtemps à chercher ma ceinture perdue » que le piano accompagne de trilles presque joyeux.

Chaque chanson devient ainsi une petite scénette, imagée, presque jouée façon sketch, tantôt sentimentale, tantôt sensuel. La nature, la vie, les jeux, les premières amours interdites, les désirs y sont décrits dans une mise en musique qui valorise les paroles et fait naître ce mystère des premiers émois « Comment (aigu) se fait-il qu’au temps où j’étais seule, je (aigu) ne m’en sentais pas (note tenue) enivrée (murmure final) » chante l’ingénue incarnée par Elsa Dreisig, dans Roses dans la nuit tandis que le piano semble s’évanouir dans la nuit à sa suite.

Et puis il y a ce refus, refus d’être embrassée par un homme insistant, sur ce poème très audacieux (l’amour n’a pas franchi mes genoux serrés) et ces remords, « maintenant je suis seule », et le silence lourd qui précède les montées chromatiques du piano sur ces derniers mots de colère et de désespoir « je mords mes poings ».

Avec Bilitis  chaude déclaration d’amour, « prend moi comme je suis », comblée par « Le Serment » de l’amant, puis par « la nuit » et son « pourrons-nous si longtemps aimer que nous perdions ton souvenir », on atteint des sommets dans cette sensualité brûlante de cette poésie au rythme très lyrique, étrangère à tout thème religieux et profondément humaine. Rita Strohl construit des mélodies qui épousent ces modulations harmonieuses, leur conférant une coloration elle-même passionnée loin de toute mièvrerie tandis que l’enregistrement nous livre, comme en contraste, la jeunesse de la voix d’Elsa Dreisig et la légèreté du piano de Romain Louvau.

Soulignons également à quel point la prononciation de la soprano française est excellente, tandis que son sens de l’opéra fait merveille pour incarner ce personnage décidée et velléitaire, épousant la flexibilité de la ligne musicale de Strohl d’un doux legato très harmonieux tandis que les écarts de note sont négociés avec grâce s’ouvrant sur de très beaux aigus.

 

Le piano de Celia Onesto Bensaïd

La deuxième série composée du poème de Sophie de Courton, Quand la Flûte de Pan, est interprétés par la comédienne Olivia Dalric et la pianiste Celia Onesto Bensaïd que nous avions tant apprécié dans un récital solo consacré à la compositrice Marie Jaëll, salle Cortot en février dernier. Il s’agit là d’une poésie récitée en plusieurs strophes, séparées par de brefs intermèdes instrumentaux de Rita Strohl, aux rythmes différents et aux styles contrastés demandant une souplesse mélodique et presque lyrique au clavier. Les doigts magiques de Celia Onesto Bensaïd illustrent à merveille ces belles pages musicales et confiait à France Musique dans le cadre de la promotion de cet album : « C'est toujours un plaisir assez unique quand on joue de la belle musique que personne ne connaît et qui est quasiment inédite. Ce sont des partitions qu'on ignore complètement donc il y a aussi un aspect exempt d'héritage dans l'interprétation musicale qui est quand même très excitant ».

 

Degout, l’énergie du désespoir dans Baudelaire

Rupture encore avec la troisième série de poèmes qui ouvre le deuxième CD. Cette fois c’est Baudelaire que Rita Strohl met en musique. Le beau baryton français Stéphane Degout au timbre claire, à la voix chaude et enivrante, donne une noblesse émouvante à ces tristesse mélancoliques qui du  Fantôme au Madrigal triste chantent le célèbre « spleen » du poète français. Là encore Romain Louveau excelle à donner bien plus qu’un accompagnement au piano, sachant exprimer dans ses courtes introductions, le « ciel si lourd » qui « pèse comme un couvercle ». Et notre coup de cœur ira pour cette série à l’impressionnant Obsessions et au sort que fait Degout à ce passage « ce rire amer de l’homme vaincu, pleins de sanglots et d’insultes » où sa maitrise de la voix lyrique d’opéra donne un vrai sens dramatique auquel la composition de Rita Strohl se prête parfaitement.

 

Adèle Charvet, timbre lumineux, chaud et tragique

Les deux derniers intervenants pour une série de dix poèmes puis pour Carmen, sont également soigneusement et judicieusement choisis puisqu’il s’agit de la mezzo-soprano Adèle Charvet, régulièrement couverte d’éloges -encore très récemment pour son admirable Giuletta dans l’opéra rare de Zingarelli donné ces derniers jours à l’opéra royal de Versailles, et du jeune pianiste Florian Caroubi qui prend et nous donne du plaisir dans son accompagnement tout en nuances.

Adèle Charvet possède un timbre chaud et expressif, et le colore de mille nuances pour incarner ces belles pages de la poésie française, parmi lesquelles on retiendra tout particulièrement La cloche fêlée, Le revenant, La mort des pauvres et La tristesse de la lune de Baudelaire, ainsi que La chanson d’automne de Paul Verlaine.

C’est avec le Carmen de Théophile Gauthier que se referme cet enregistrement soigné et magnifiquement interprété. Et Adèle Charvet nous étourdit avec cette dernière strophe « Elle a dans sa laideur provoquante, un grain de sel de cette mer, d’où jaillit nue et provocante, l’âcre Vénus du gouffre amer ».

 

La « Boite à pépite » (et le Palazzetto Bru Zane qui a participé à l’aventure) ont soigné la présentation de l'albums : illustrations multiples, photos des enregistrements, faciles similé de partitions, longs développements sur Rita Strohl. Le label nous annonce l’existence d’un projet monographique en trois parties, suivant en cela, la monographie en trois parties, précédemment consacrée à la compositrice Charlotte Sohy.

Nous ne pouvons que souhaiter longue vie à ces superbes albums qui font découvrir au grand public des musiques oubliées du répertoire français.


 

Références CD :

Sortie le 27 octobre 2023 sous le label La Boite à Pépites.

Elsa Dreisig, soprano

Adèle Charvet, mezzo-soprano

Stéphane Degout, baryton

Olivia Dalric, récitante

Célia Oneto Bensaid, piano

Florian Caroubi, piano

Romain Louveau, piano

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