Pour son nouveau « Ring », Munich nous offre un « Rheingold » tout en or !
Créer un nouveau Ring est toujours un événement considérable pour un directeur d’opéra et Serge Dorny en poste depuis 2021, a rencontré son premier vrai immense succès unanime avec le Prologue, « Das Rheingold », proposé depuis le 27 octobre à Munich, dans le lieu de sa création d’origine en septembre 1869.
En confiant la mise en scène à Tobias Kratzer et la direction musicale à Vladimir Jurowski, il s’est assuré d’une qualité exceptionnelle qui nous conduit aussitôt à attendre avec impatience la suite de cette tétralogie avec les trois « festivals scéniques » qui suivent cette présentation, les trois journées qui composent avec lui le célèbre Ring des Nibelungen (Anneau des Nibelung). Les trois prochaines saisons devraient ainsi présenter successivement Die Walküre ( 2025-26), Siegfried (2026-27) et Götterdamerung (2027-28).
L’intelligente scénographie de Tobias Kratzer
Le régisseur allemand nous a habitué à de très intéressantes illustrations de divers répertoires (tels que Faust à l’Opéra de Paris), notamment dans Wagner où il a mis en scène un Tannhäuser d’abord diversement accueilli au Festival de Bayreuth avant d’être puissamment applaudi et même recherché par les spectateurs de la dernière saison l’été dernier. Il est d’ailleurs question qu’il soit repris dans le futur et l’on s’en réjouit.
Il avait déjà produit un Crépuscule des Dieux en 2018 à Karlsruhe dans le cadre d’un « Ring » dont chaque partie avait été confiée à un metteur en scène différent.
L’art de Tobias Kratzer repose sur plusieurs aspects récurrents.
Tout d’abord Kratzer humanise profondément ses personnages tout en leur gardant leur part de « sacré » exactement de la même manière que Wagner lui-même quand il décide de raconter cette longue histoire de dieux et de mortels qui s’affrontent pour le pouvoir et rencontrent dans leur volonté de puissance, les « faiblesses » de l’amour et de la compassion.
C’est ce qui fait par exemple le succès mondial de la célèbre fantasy « Game of Thrones » qui repose elle aussi sur ce mélange d’Histoire, de magie, de légendes, d’anachronismes, laissant soudain entrevoir la part toute bête d’humanité des monstres de violence qui l’habitent. On songe aussi d’ailleurs à l’univers de Harry Potter avec son école de sorciers et ces jeunes gens qui s’amusent à se jeter des sorts ou usent de leurs pouvoirs magiques par jeu et moquerie avant de se confronter au côté obscur des forces alors déchainées.
Et l’on sent Kratzer profondément sensible à ce mélange, puisant dans le récit wagnérien ces contrastes permanents et si excitants, les illustrant à sa manière ludique et grave, avec ses multiples références et cet attachement à illustrer par des images vidéos au-dessus desquelles les personnages vivent en gros plans, les lieux même des maisons d’opéra où il créée sa mise en scène. Ainsi le Faust à Paris promène dans une cavalcade fameuse le héros et Méphistophélès dans les rues de la capitale et met le feu à Notre-Dame tandis qu’ils survolent un Paris particulièrement photogénique. On se rappelle aussi que Tannhäuser quittant le Venusberg à l’issue du premier acte, traverse la forêt bavaroise avant d’arriver sur la colline, temple du festival de Bayreuth.
Là encore Wotan et Loge parcourent leur voyage durant le second interlude jusqu’à la « forge » où réside Alberich, en traversant d’abord les rues de Munich puis les montagnes de Bavière. Et l’on reconnait (avec plaisir tant c’est bien réalisé) la « patte » de Kratzer faisant voyager ses héros à pied dans d’immenses étendues magnifiques, puis dans une ville dominée par les gratte-ciels imposants, les nœuds routiers, dans un avion (avec tracas à l’aéroport quand Wotan veut absolument emmener sa lance avec lui), enfin dans le métro…
Chaque chanteur soliste est immensément sollicité pour interpréter la vision de Kratzer dans un tout cohérent où leur personnalité « crève l’écran » en quelque sorte, et où on les voit réellement dans leur incarnation originale au-delà même de leur chant. On est très loin de l’époque des déclamations de chanteurs immobiles sur scène, se livrant à un exercice solitaire la main sur le cœur et qui serait aujourd’hui considéré comme ridicule. On est loin aussi des « versions » concerts statiques et ceux qui aiment la dimension théâtrale inhérente à l’opéra (et que Wagner considérait comme partie prenante de son art) s’en réjouiront sans réserve.
Dieu est mort mais qui sont les nouvelles idoles ?
Avec ce Prologue brillant voire spectaculaire, Tobias Kratzer renouvelle ses exploits avec l’aide de ses comparses, Rainer Sellmaier (décor, costumes), Michael Bauer (lumières) et Manuel Braun, Jonas Dahl, Janic Bebi (vidéos). Ils réalisent un ensemble de décors fastueux autour d’une énorme machinerie complexe qui illustre les états du royaume des dieux (immortels) lors des premières et troisième partie tandis que le voyage vers les profondeurs de la résidence des Nibelungen nous transporte à New York où Alberich tient dans un garage un centre de surveillance avec dépôt d’armes.
Les dieux sont éternels, ils ont donc le temps et vivotent dans une immense cathédrale en réfection, dont l’autel (dont nous ne découvrirons la splendeur que lors du tableau final) est en réparation dissimulé par une immense bâche. Ce lieu sombre, juste éclairé par quelques bougies, flanqué de colonnes immenses qui se perdent dans les cintres, est manifestement déserté par les fidèles. Dieu est mort, proclame une pancarte reprenant l’aphorisme de Nietzche qui, rappelons-le, donnait à cette formule le double sens du constat de la déchristianisation mais aussi celui de la critique de la Religion et de son emprise (Dieu est mort, qu’il le reste) qui s’inspire de Feuerbach. Et manifestement Kratzer voit dans cet Or du Rhin d’abord une interrogation métaphysique sur la réalité des croyances religieuses et leur rôle à l’heure de l’informatisation généralisée des relations sociales et de la construction rapide et éphémère de stars déifiées puis abandonnées.
Pour Wotan qui dort paisiblement dans un montage d’échafaudage à l’intérieur de la cathédrale désaffectée, rien ne semble avoir beaucoup d’importance jusqu’au moment où il est réveillé par l’annonce de la création de leur nouvelle demeure par les géants, sortes de prêtres dévots en clergyman qui se prosternent régulièrement devant Wotan tout en étant les promoteurs de sa gloire (« Ton dieu, ton Wotan ») dans une sorte de fanatisme bien de notre temps créé de toutes pièces par la puissance de l’argent et l’art de la communication. Ce mélange fonctionne très bien d’entrée de jeu et l’on s’amuse beaucoup à voir la « cour » de Wotan (avec son œil de verre, sa lance dont il ne se sépare jamais et son casque celtique auquel il tient beaucoup comme symbole de sa toute-puissance), les dieux du tonnerre (Donner et son gros marteau), du printemps (Froh et sa… faucille), la déesse Fricka sa femme et la sœur de cette dernière, Freia, déesse de la jeunesse éternelle, installés en rond autour du maigre feu allumé dans une boite de biscuits et devisant ensemble tous vêtus des attributs et costumes (défraichis) qui correspondent à leur image officielle.
A l’opposé, Loge, demi-dieu du feu, est tout vêtu de noir tel un monte-en-l’air, et manie sans cesse un briquet ou allume une cigarette.
Les trois Filles du Rhin qui batifolent sans conscience de leur rôle historique, celui de protéger l’or, sont des adolescentes d’aujourd’hui issues de l’univers des sorcières élèves au collège de Harry Potter, qui multiplient les « tours » de magie pour en rire (spectaculaires effets spéciaux, l’une d’elle a même son double en miniature), avant de se heurter au désir lubrique du nain Alberich dont elles n’ont pas vu venir la violence et qui blesse l’une d’entre elles (que l’on reverra le pied dans le plâtre et claudiquant avec des béquilles lors du final) avant de s’enfuir avec un gros sac rempli de l’or qu’il leur a dérobé. L’anneau forgé ensuite brille dans l’obscurité d’un éclat si fort qu’il illumine la scène jusqu’aux travées les plus éloignées.
Final époustouflant où s’entremêlent le mythe et la réalité
Le Nibelung n’est pas un dieu, lui, il est solidement terrestre et ses envies n’attendent pas. Il est méchant mais subira une punition dépassant en cruauté sa pauvre réalité humaine quand le dieu des dieux se décidera à récupérer cet anneau maudit (selon les prédictions d’Erda) qui donne puissance et pouvoir à celui qui le possède. Pauvre Alberich, d’abord sorte de clochard mal attifé dont les filles se moquent, puis cruel bourreau de son frère Mime qu’il manipule et dont il tue cruellement le chien chéri, et enfin victime de sa suffisance quand il est capturé alors qu’il s’est transformé en crapaud, mis en boite par Wotan et ramené, déshabillé, torturé, dans la cathédrale avant de céder l’anneau et le heaume (un casque à images virtuelles) à Wotan.
Le final voit logiquement et par un retournement spectaculaire du gigantesque décor, Wotan prendre possession de son tout nouveau Walhalla, d’abord par l’apparition dans le fond du plateau d’un magnifique vitrail représentant l’arbre de vie, ensuite par la chute des diverses bâches dissimulant les travaux en cours et dévoilant littéralement un superbe retable tout d’or et d’enluminures dans lequel les « héros » retrouvant leur divinité, vont prendre la place des saints habituellement représentés. Et la foule revient peu à peu s’installer sur les bancs désertés pour admirer à nouveau tout ce qui brille d’un éclat retrouvé.
Le savoir-faire munichois
On n’entrera pas dans tous les détails d’une telle mise en scène mais, visiblement ce que propose Kratzer fonctionne très bien ici, la salle retient son souffle, rit, soupire, bref « marche » à fond dans la scénographie assez époustouflante et fort bien « huilée ». Une vidéo du site du Bayerische Staatsoper montre la grosse machinerie utilisée pour le décor de la première et troisième partie et l’on se rend compte encore mieux de sa complexité. Au passage, il faut féliciter les chanteurs très bien dirigés comme acteurs et qui ont beaucoup à faire, on sent un énorme travail qui rend parfaitement intelligible la mise en scène de Kratzer par ailleurs fidèle, à sa manière et dans son monde, au livret.
Et attribuer une mention spéciale de ce point de vue à l’interprète d’Alberich qui doit chanter et jouer la comédie, tout nu, durant une longue scène et s’en tire fort bien et à celle de Freia, « pendue » par les Géants et sous les pieds de laquelle, Donner et Froh s’empressent d’empiler les valises d’argent apportées par Mime pour la sauver de l’étouffement ou de Mime lui-même qui devient pantin désarticulé sous l’effet des attaques de son frère.
Maître Jurowski
Et l’ensemble de ses choix s’associe naturellement si étroitement à la musique, prélude et interludes compris, que chaque geste du chef en direction de l’orchestre et des solistes semble avoir presque naturellement, son pendant dans le jeu d’acteur et l’évolution des décors sur la scène. La salle est totalement plongée dans l’obscurité, fosse comprise, durant les premières mesures, imitant brièvement l’atmosphère très spéciale de Bayreuth et l’on voit les premiers contours du décor en même temps que le son de l’orchestre va crescendo et qu’il s’éclaire peu à peu.
Une telle synchronisation relève du génie et dans une partition dominée par l’importance du rythme et le retour régulier mais complexe des leitmotivs chers à Wagner, la pulsation qui en résulte est encore de la musique, ressenti au tréfond de soi par le spectateur.
Vladimir Jurowski, successeur de Kiril Petrenko à la tête de l’orchestre de l’opéra de Bavière, dirige brillamment la phalange rompue aux subtilités du wagnérisme. Plus expressionniste que son compatriote (dont nous avions tant aimé le Ring durant le festival de l’été 2018), il donne toute la puissance de l’énorme orchestre pour souligner les nombreux moments dramatiques ou épiques mais sait aussi suggérer l’émotion, le sentiment, l’inflexion, le lyrisme d’une partition très contrastée. Les 6 harpes prévues sont disposées de part et d’autre de la fosse dans des loges ce qui permet à leur chant de se déployer sans entrave, les tambours, timbales et autres percussions entrent en action de manière très impressionnantes lors du véritable tumulte orchestrale qui accompagne la descente vers les souterrains de Nibelheim, les enclumes sonnent de partout dans la salle en même temps. Pourtant dans cette interprétation très sonore (mais très bien menée), les solistes sont scrupuleusement respectés et n’ont aucun mal à déployer leurs propres interventions, et l’on entend magnifiquement les cors jouer en sourdine ou le roulement de timbale pianissimo qui annonce le vieillissement des dieux privés des pommes de jeunesse de Freia captive qu’un hautbois plaintif accompagne. Le brouillard de la musique est d’ailleurs subtilement accompagné d’une fumée brumeuse qui envahit régulièrement la scène appuyant l’effet recherché par Wagner.
https://www.youtube.com/watch?v=j6lzq8CbVkA&t=74s
Distribution excellente
Vocalement le plateau est dominé par le Wotan de Nicholas Brownlee, jeune, énergique, engagé et convainquant jusque dans l’ironie dont il teinte son chant et ses traits quand il part à la reconquête de l’anneau. Figure récente du wagnérisme, incarnation très novatrice du Dieu tout puissant, le baryton héroïque américain coche toutes les cases de l’interprète que nous attendions dans ce rôle qu’espérons-le, il poursuivra dans les épisodes suivants de ce Ring fort prometteur de Munich. Clarté de la diction dans la narration, autorité du timbre puissant, voix saine et techniquement impressionnante, sens des couleurs et des nuances, l'ensemble est particulièrement réussi.
Nous l’avons déjà remarqué dans plusieurs de ses performances à l’Opéra de Francfort, en Sachs dans Meistersinger ou en Jochanaan dans Salomé où il a pu se faire connaître au travers de plusieurs rôles emblématiques qui ont permis à sa carrière de prendre un véritable essor. Le timbre est magnifique, la voix large, riche, chaleureuse et percutante passe sans problème toutes les difficultés du rôle, il sait rendre son personnage vivant, voire attachant et arrache le rire attendu lors des scènes très réussies de son « voyage » aller comme retour, y compris sa nécessaire métamorphose quand il doit abandonner son costume de guerrier celte pour adopter une tenue plus appropriée au monde actuel. Le baryton tiendra le rôle-titre de la nouvelle production de Macbeth (Verdi) à Francfort dès le 1er décembre. Autant dire qu'il est à juste titre très sollicité !
A ses côtés le Loge du ténor américain Sean Panikkar n’est pas en reste avec un chant magnifique et profond, même si la voix est parfois un tout petit peu malmenée dans les parties les plus difficiles du rôle. Le jeune artiste fait preuve d’une grande maitrise du jeu de scène en incarnant un Loge charismatique incontournable pour tirer Wotan de tous les mauvais pas, et semblant presque survoler la scène tant il se déplace avec élégance.
L’autre ténor Matthias Klink, dipose également d’un beau timbre plus surprenant dans ce rôle d’ailleurs, et d’un talent égal pour incarner Mime sans caricaturer le moins du monde le pauvre souffre-douleur d’Alberich mais plutôt en lui donnant les allures d’un gentil ahuri très crédible.
On est également très impressionné par le Donner de Milan Siljanov dont la voix de stentor retentit avec la force du marteau qu’il porte et brandit régulièrement. Quant à l’Alberich de Markus Brück, outre son courage déjà souligné, il emporte l’adhésion après un début un peu plus « sprechgesang » (parlé-chanté) que véritablement chanté, la voix ayant un peu de mal à se chauffer, et l’on s’habitue à son style vocal un peu rocailleux très en contraste avec les rondeurs du Wotan de Brownlee, mais finalement ces différences font sens tant les personnages sont fondamentalement différents. Il habite littéralement son rôle.
La seule réserve masculine concerne le Froh pas très bien chantant de Ian Koziara qui était sans doute en légère méforme pour cette troisième représentation. En revanche on apprécie son personnage blondasse en tunique moyenâgeuse, formant également un contraste de « paire » avec Donner, fort réussi. Les Géants avec leur côté dévots et un rien fanatiques, sont entre des mains expérimentées avec Matthew Rose (Fasolt) et Timo Riihonen (Fafner).
Côté femme, Ekaterina Gubanova reprend le rôle habituel chez elle de Fricka, nous l’avons trouvée peut-être un peu en retrait mais globalement sans problème avec sa voix ronde et ferme de même que la Freia effrayée et maltraitée de la blonde Mirjam Mesak. Wiebke Lehmkuhl est très impressionnante en Erda mais le rôle se prête vraiment à cette apparition vocale sublime et comme magique qu’elle assume parfaitement. Sarah Brady (Woglinde), Verity Wingate (Wellgunde) et Yajie Zhang (Floßhilde) sont des filles du Rhin juvéniles et bien chantantes dans leur fantaisie rafraichissante, formidables de tous les points de vue. Ce Prologue du Ring que nous offre Munich est à voir et à revoir. Quatre séances de plus seront finalement proposées en juillet lors du festival de cet été 2025. A ne pas manquer en attendant la suite !
A noter : A Munich dès l’arrivée dans le temple de l’opéra, on est dans l’ambiance en passant devant l’échoppe de l’enseigne de prestige Ludwig Beck qui propose une impressionnante collection d’enregistrements de toute ou partie du Ring à travers les âges avec des versions anciennes comme celle dirigée par Rudolph Kempe (Bayreuth 1961) ou Hans Knappertsbusch (Bayreuth 1956).
(Photos personnelles)
Date des représentations
PREMIERE
Sun, 27.10.24, 6 pm
FURTHER PERFORMANCES
Thu, 31.10.24, 7 pm
Sun, 3.11.24, 6 pm
Fri, 8.11.24, 7 pm
Sun, 10.11.24, 5 pm
Mon, 28.7.25, 7 pm
Thu, 31.7.25, 7 pm
Date du 25 juillet rajoutée.
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